le Peuple de Dune (03)


La politique et la religion doivent être dissociées,

mais leur contrôle commun doit être, en coulisse,

administré par un seul pouvoir.

— Coda Bene Gesserit.


La Mère Supérieure Thralia avait passé la matinée à travailler dans son bureau. Cette pièce était son lieu de travail avant tout, pourtant c’était là que Thralia se sentait le mieux. Le calme y régnait en permanence, elle n’y était dérangée que rarement, principalement pour des urgences ou lorsque l’une des sœurs devait lui rapporter un message important et confidentiel. Elle aimait ce bureau et s’y rendait plus souvent pour trouver un peu de calme et apaiser son esprit que pour y travailler sur les multiples tâches d’une Mère Supérieure.

Tout en contemplant la vue sur le jardin quelques étages plus bas, elle se demandait si l’arrivée des Zensunni sur Arrakis n’allait pas créer encore plus de problèmes sur cette planète où l’Empereur et la Guilde se disputaient déjà la récolte de l’épice. Ou peut être deviendraient-ils les seuls à récolter l’épice pour tous? C’est une possibilité dont il faudrait tenir compte.

Arrakis est l’une des planètes les plus convoitées, l’arrivée de ce peuple d’immigrants pourrait en bouleverser le contrôle déjà fragile. Il serait préférable de surveiller ce monde jusqu’à ce que les choses se stabilisent. Si elles doivent se stabiliser un jour?

Elle fut tirée de ses pensées par deux acolytes trop bruyantes qui arrivaient dans le jardin. Elle devrait informer leur rectrice d’être un peu plus dure avec elles, elles étaient encore beaucoup trop distraites et ne prêtaient pas assez attention aux détails. Leurs ennemis en profiteraient à la première occasion.

Comme si l’une d’elles avait compris sa réflexion, elle leva le visage vers la fenêtre d’où Thralia les observait. Elle lut dans ses yeux une extrême intelligence dominée par une détermination très forte. Cette jeune acolyte, Mira, celle qui élève, était dotée d’un atout en concordance avec son nom : un caractère de chef. Cette fille irait loin.

La Mère Supérieure se retourna soudain, contrariée de ne pas avoir entendu plus tôt que l’on s’approchait de la porte de son bureau. Elle se faisait vieille et ses sens aiguisés par le Bene Gesserit devaient commencer à s’émousser. La révérende mère Odyle, sa meilleure conseillère et confidente, venait de pénétrer dans le bureau. Elle était encore jeune et pourtant elle avait des connaissances approfondies sur un nombre impressionnant de matières.

Odyle pourrait faire une Mère Supérieure à la hauteur lorsque je ne serai plus là.

– Mère Supérieure commença Odyle, je vous apporte les derniers rapports concernant la rénovation du bouclier planétaire. Les ingénieurs ont annoncé qu’une prolongation des travaux serait nécessaire.

– Une autre prolongation? Mais cela fait déjà plus de cinq mois qu’ils y travaillent! Ce n?est pourtant pas un remplacement complet du bouclier. Bon, je suppose que nous n’avons pas le choix. Nous devrons nous en passer combien de temps encore d’après leur estimation ?

– Environ deux mois. Les équipes de surveillance supplémentaires resteront le temps nécessaire, je m’en suis déjà chargée.

– Bien. C’est au moins cela, même si tout ceci ne me plait guère. Autre chose Odyle ?

– Oui Mère Supérieure. Je viens d’apprendre que les vagabonds Zensunni ont été installés dans la cité d’Arrakeen comme prévu. D’après notre diseuse de vérité envoyée auprès de l’Empereur, celui-ci n’apprécie pas que la Guilde se procure du mélange sans passer par l’Imperium, ce qui n’est pas nouveau. Mais dans cette situation, la Guilde va posséder de plus en plus d’épice tandis que la production de l’Imperium baisse sans cesse. Des Sardaukars sont sur place depuis quelques années déjà comme vous le savez. Mais cette fois ils risqueraient de devoir agir plus … ouvertement. S’ils devaient s’en prendre aux Zensunni, la Guilde pourrait menacer de supprimer ses services à l’Imperium. Bien sûr ce ne serait qu’un prétexte, mais cela bouleverserait l’organisation de chaque planète de l’univers connu.

– Je vois que vous vous êtes renseignée de votre propre initiative, répondit Thralia avec un sourire léger mais significatif. Je tenais justement à vous faire part de mes intentions quant à cette planète et ses nouveaux occupants. Vos conclusions sont peut-être un peu hâtives, mais néanmoins plausibles. Il est encore trop tôt pour faire quoi que ce soit. Gardez une liaison permanente avec la diseuse de vérité de l’Empereur ainsi qu’avec nos contacts sur Arrakis. Cette affaire mérite que l’on s’y attarde. N’oubliez pas cependant que ceci ne nous concerne pas directement. Notre préoccupation la plus importante en ce moment doit rester notre système défensif. Lorsqu’il sera rétabli et que Wallach IX sera de nouveau inaccessible à tout vaisseau non autorisé nous pourrons enfin nous concentrer sur Arrakis sans craindre de mauvaises surprises.

– Bien, je veillerai à ce que les ingénieurs ne traînent pas et à ce que nos contacts continuent à nous envoyer des rapports réguliers.

Odyle se retira dans un froissement de robe a peine perceptible. Cultivée, intelligente, perfectionniste et un sens de l’initiative étonnant. Odyle serait la rectrice parfaite pour cette jeune Mira. Cette audacieuse acolyte aurait alors une éducation parfaitement appropriée. Son caractère ajouté à ses talents pour la Voix devraient faire d’elle une adversaire sans égale.

Thralia voulut se remettre au travail, mais elle ne pouvait s’empêcher de se ressasser les paroles d’Odyle. Ainsi elle n’était pas la seule à avoir des soupçons à l’égard de l’Empereur et des actes irréparables qu’il pourrait commettre. Le Bene Gesserit avait bien quelques contacts sur Arrakis, ceux-là même qui avaient rendu leur rapport à Odyle. Mais aucun d’eux ne pouvait être véritablement sûr. Ils ne faisaient pas partie des sœurs et la confiance qu’elles pouvaient avoir en eux restait limitée. L’Empereur avait envoyé sa diseuse de vérité sur Arrakis qui d’elle-même lui avait fait parvenir ses craintes.

Irulon VI, l’Empereur de tous les Mondes Connus, avait besoin de l?avoir à ses côtés pour percer les secrets et possibles trahisons affluant autour de lui et du trône du Lion d’Or, elle ne pourrait donc y rester. Il leur fallait absolument une Bene Gesserit sur place en permanence. Ainsi elle serait certaine d’avoir toutes les informations nécessaires et cela via des messages codés, pour plus de sécurité.
Pour cette mission, une sœur très persuasive mais discrète était préférable. Elle devrait probablement s’infiltrer dans le peuple Zensunni. A la pensée de toutes les caractéristiques nécessaires que l’élue devrait rassembler pour faire face à cette mission, un seul nom vint à l’esprit de Thralia: Attus Marge Conna.

Cette sœur avait déjà passé quelques années sur Arrakis, ce monde de sable qui n’a que la précieuse épice pour ressource. De plus elle avait déjà dû espionner les personnes clés de quelques grandes Maisons pour le Bene Gesserit. Cette mission était faite pour elle.

Sur ces pensées, Thralia sortit de son bureau pour se diriger vers la grande bibliothèque. Marge y était souvent, toujours émerveillée par les connaissances qu’elle renfermait. La bibliothèque se trouvait un étage plus bas. Elle se dirigea vers l?ascenseur au fond du couloir, et tomba nez à nez avec la rectrice de Mira.

– Vous rendez-vous dans le jardin retrouver vos deux acolytes? lui demanda Thralia.

– Oui Mère Supérieure, il est l’heure de leur entraî-…

– Je les ai vues dans le jardin tout à l’heure. Vous n’êtes pas assez dure avec elles. Elles négligent encore beaucoup trop les détails susceptibles d’attirer l’attention sur elles. Cela fait pourtant quelques années déjà que vous leur inculquez notre enseignement.

– Mère Supérieure, je …

– Mira possède un potentiel immense. Malheureusement vous n’êtes pas assez apte à lui enseigner les subtilités Bene Gesserit qu’elle doit absolument maîtriser pour utiliser ce potentiel au maximum. Il conviendrait donc que Mira change de rectrice. Prévenez-la qu’Odyle sera sa nouvelle rectrice, dès demain. J’en informerai Odyle moi-même. Veillez également à ce que vos autres acolytes fassent moins d’erreurs aussi flagrantes à l’avenir.

Thralia, le visage sombre, entra dans l’ascenseur qui referma ses portes sur une rectrice qui essayait tant bien que mal de cacher son étonnement et sa frustration. Ces paroles froides la motiveraient peut-être à être plus ferme et consciencieuse à l’égard de ses acolytes.

L’ascenseur s’arrêta à l’entrée de la bibliothèque. Il s’y trouvait un plan holographique indiquant les noms de chaque rayons et salles de visionnage. Marge allait toujours dans la même lorsqu’elle était libre: la salle numéro sept. La bibliothèque et ses salles de visionnage occupaient tout l’étage, environ deux cents rayons de livres-films pour une cinquantaine de salles. Des milliers de films retraçant l?histoire des plus lointaines planètes, des interrogatoires précieux à analyser, des documentaires en tout genre et des livres-films spécialement conçus pour l’apprentissage des acolytes.

La salle sept était occupée. Elle toqua par politesse, sachant très bien que Marge l’aurait entendue approcher, entra et fut soulagée de trouver la sœur qu’elle cherchait en train de regarder un livre-film traitant de la politique impériale au siècle dernier. Marge se retourna et invita la Mère Supérieure à s’installer auprès d’elle.

– Merci Marge, mais je suis restée toute la matinée assise à mon bureau. Je préfèrerais que nous fassions quelques pas dans le jardin, question de prendre l’air et de discuter de choses et d’autres, dit Thralia tout en lui indiquant la caméra de surveillance.

– Bien, je m’en vais ranger ce livre-film et je vous rejoins à l’ascenseur, le rayon n’est pas loin de cette salle.

Elles descendirent au rez-de-chaussée sans un mot puis se dirigèrent vers les allées fleuries du jardin. La Mère Supérieure expliqua à Marge ses craintes ainsi que la discussion qu’elle avait eue avec Odyle en langage gestuel tandis qu’elles parlaient de choses totalement anodines à voix haute. Ainsi personne d’autre qu’elles et Odyle ne seraient au courant de cette affaire.

– Vous avez donc pensé envoyer une personne de confiance et avec assez d’expérience pour s’infiltrer parmi ce peuple sans se faire remarquer. Cette personne serait moi.

– Effectivement acquiesça Thralia. Je sais que vous avez déjà effectué des opérations similaires sur d’autres mondes dont Ishia et que vous avez vécu quelques années sur Arrakis, vous connaissez donc déjà les lieux et leurs dangers et possédez l’endurance nécessaire. Mais ce n’est pas tout. Ce sera aussi une mission au nom de la Missionaria Protectiva.

– Mais… les Zensunni ont déjà une spiritualité très évoluée et très spécifique.

– Elle devra forcément évoluer en fonction de leur nouveau monde, et celui-ci n’est pas n’importe lequel, vu ses ressources. Cela est peut être l’unique occasion d’implanter la venue du Court Chemin dans un contexte religieux futur. Acceptez-vous?

– Je me dois de satisfaire les désirs de notre Mère Supérieure, surtout lorsqu’il s’agit de servir cette grande cause de notre corporation, répliqua Marge avec un sourire qui trahissait son envie de travailler une fois de plus sur Arrakis. Quand devrai-je m’y rendre?

– Un long courrier partira pour Arrakis dans deux jours, vous embarquerez à son bord. Vous devrez nous envoyer un rapport par semaine dans un premier temps, Odyle se chargera de les récupérer. S’il se passe des choses de plus grande importance prenez contact directement avec moi. N’hésitez pas à prendre les décisions nécessaires sans passer par nous lorsque vous serez sur place. Je compte sur vous.

Thralia et Marge se séparèrent sur un sentiment de satisfaction, à un croisement de chemins bordés de hautes haies où elles étaient cachées de tout regard indiscret. Il était presque midi, l’heure du déjeuner. Elles se dirigèrent toutes deux vers le réfectoire mais par des chemins différents, comme si elles ne s’étaient jamais parlées.

 


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