Il y aura toujours un ‘snoob‘ 1 pour vous signifier qu’il n’y a rien de plus authentique que de lire un livre ou visionner un film en version originale. Néanmoins, cela serait un tantinet désobligeant pour ceux qui exercent la profession de traducteur. En effet, si celle-ci requiert une maîtrise remarquable de la langue de version et de thème, elle nécessite aussi des compétences littéraires afin de rendre le texte agréable à la lecture et un esprit créatif afin d’en rendre les subtilités. Parmi ces dernières, les néologismes qui dans les romans d’anticipation ou de fantasie peuvent être plus récurrents que dans d’autres genres.
Dans le cas de Dune, si une rapide comparaison des textes permet au lecteur d’observer un certain redécoupage des phrases et des paragraphes qui sont relativement plus courts en américain qu’en français, afin d’illustrer le propos, « 4 terms have come our attention » – pour reprendre l’expression employée dans le film de Lynch 2. Par ordre alphabétique: chairdog, Fish Speaker, Handler, et Truthsayer. Et si le terme 3 n’est pas pas en soi un néologisme, son emploi et sa traduction – comme il en sera présenté la particularité – serviront tout de même l’argumentaire.
Pour le contexte, il faut se remémorer que Michel Demuth traduisit les 3 premiers volumes de Dune de Frank Herbert, et que Guy Abadia 3 traduisit les suivants. Les productions ultérieures de Brian Herbert et Kevin J. Anderson sont traduites successivement par Michel Demuth jusqu’en 2006 4 et Patrick Dusoulier 5 depuis lors (5 titres).
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Taraza leaned forward in her chairdog and scanned the Records Relay projecting its condensed Bene Gesserit glyphs above the tabletop for her eyes only.
~ Her. 3, 3
Chairdog. Ce terme apparaît dans le Cycle de Dune seulement depuis les Hérétiques de Dune, avant d’être repris également dans les suites et même préquelles. De manière intéressante, ce terme n’est pas spécifique au Dunivers; en effet, il provient d’un autre univers de Frank Herbert – ConSentient (les aventures de Jorj X. McKie) – apparaissant pour la première fois en 1964 dans la nouvelle A Tactful Saboteur 6 7, donc antérieur au tome 5 du Cycle. le terme chairdog peut-être donc retrouvé dans les titres suivants: A Tactful Saboteur, Whipping Star, the Dosadi Experience, the Heretics of Dune, Chapterhouse: Dune, House Harkonnen, House Corrino, Sandworms of Dune, qui tous n’ont pas été traduits par la même personne. Et pour 4 traducteurs différents seront relevés 4 traductions différentes: canisiège pour Guy Abadia, chiège pour Dominique Haas, chien-forme pour Michel Demuth, canichaise pour Patrick Dusoulier. Si le néologisme en soit reste simple avec deux mots accolés qui permettent d’identifier par la fonction un objet imaginaire (un chien qui fait office de chaise), les traductions elles aussi proposent de conjuguer l’idée de chien et de siège, avec quelques variantes donc. Ce manque d’homogénéité entre les traducteurs soulèvent certaines questions sur leur méthodes de travail et intensions.
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Night fell before he reached shelter. A Fish Speaker guard helped him out of his damp cloak at the south portal. She was a heavyset, blocky woman with a square face, a type Leto favored for his guardians.
~ Emp. 10, 2
Fish Speaker. Les amazones de Leto II apparaissent sur la scène dans God Emperor of Dune, et leur présence ou leur mention dans les titres postérieurs du cycle demeure marginale, aussi la traduction du terme reste identique: Guy Abadia avait proposé le terme de Truitesse que Patrick Dusoulier reprit pour les deux titres formant la suite. Il y a avec ce terme une double performance: celui de l’auteur d’avoir construit un néologisme avec un certain style et celui du traducteur d’en avoir proposé un qui l’égale. Si le texte nous informe bien sur ce que sont les Truitesses, il ne transpire rien sur l’origine du nom qui en fait devient presque transparent en français au lecteur attentif aux éléments du Dunivers, et d’Arrakis, mais si en anglais la distance terminologique semble un peu plus lointaine, elle suit pourtant la même logique qui pourrait se rendre ainsi: Leto II >> Worm >> Sandworm >> Sandtrout >> Trout >> Fish. Les Truitesses, ou Fish Speakers, sont celles qui servent et s’adressent au Poisson, à celui-dont-la-peau-n’est-pas-sienne-mais-faite-de-truites-des-sables 8. L’ellipse pratiquée sur les termes et connotations en anglais s’allonge sur un chainon de plus qu’en français, toutefois, dans les deux cas, le néologisme répond à deux critères relativement récurrents dans le cycle: être relativement concis et marquant l’esprit. Avec le terme Truitesse, Guy Abadia peut-être a-t’il voulut associer la connotation de la truite des sables avec la consonance et l’image du terme prêtresse, et il a judicieusement éviter une traduction trop littérale, qui pouvait être appropriée pour le terme chairdog mais qui dans ce cas aurait manqué d’originalité, d’autant que le terme revient relativement souvent et activement dans le texte, il ne s’agit pas d’un gadget de SF mais bien d’un élément fondamental du Dunivers.
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The Futar continued to study Lucilla. « You Handler? » it asked.
~ Chapt. 12, 9
Handler. Lorsque le premier Futar apparaît dans les Hérétiques de Dune, ils sont d’abord associés à une expérience ratée des Tleilaxu, à des revenants de la Dispersion 9, c’est plus tard que le lecteur en saura davantage. Un peu comme sur le tandem maître-esclave ou créateur-créature (ou dominant-dominé) que représente celui des Tleilaxu et Danseur-Visages, les Futars sont les dominés des Handlers, une caste dont Frank Herbert ne précisera pas le genre et provenance. Le lecteur néanmoins comprendra, notamment durant le passage de la captivité de Lucille, que si les Futars sont des sortes d’hybrides humano-félinidés (ou canidés) et relèvent davantage de la bête que de l’humain, les Handlers en sont les contrôleurs, ou quelque part les dompteurs. Or, le terme dans la version originale peut avoir selon le Cambridge Dictionnaries trois définitions: (a) someone who advises someone important, (b) someone who carries or moves things as part of their job, (c) a person who trains and is in charge of animals. Il convient donc, à la lumière du texte de choisir la bonne définition pour en proposer la traduction la plus adéquate, celle qui se rapproche donc de l’idée de dresseur ou dompteur. Guy Abadia est allé cherché le nom de Belluaire qui donc comme Handler n’est pas un néologisme, mais un terme peu usité sinon dans dans certains contexte de jeu de rôle: en effet le mot belluaire, parfois transformé en ‘bellulaire’, sert aussi de traduction pour la classe de « Beast Master/Tamer/Handler » ou aussi de « Gladiator » 10 et selon l’ATILF, le belluaire est celui qui combattait contre les bêtes fauves dans les amphithéâtres romains, ou qui était chargé d’entretenir les animaux du cirque. En choisissant Handler plutôt que Beastmaster, Frank Herbert de nouveau tente de faire jouer la même logique que pour Fish Speaker: le terme renvoi à un sens, une connotation qui peut se cacher derrière un ou deux niveaux, un esprit qui est une sorte de marque de fabrication de sa production littéraire. Et le trait de génie de la part du traducteur fut de trouver le mot qui fait la différence: dépasser le terme de ‘dompteur’ ou ‘gladiateur’ qui aurait était trop connoté à des activités spécifiques pour aller en rechercher un autre plus ‘exotique’ d’un côté, mais aussi plus riche étymologiquement et qui arrive quelque part à s’opposer à la platitude du terme anglais Handler tout en exploitant les caractères simples, percutant, et mystérieux. Les mots renvoient à des idées et à d’autres mots, forgeant dans le texte l’empreinte d’un jeu de piste, ce à quoi Frank Herbert quelque part se livre dans les deux derniers romans de Dune.
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« She was my teacher at the Bene Gesserit school. Now, she’s the Emperor’s Truthsayer. And Paul . . . » She hesitated. « You must tell her about your dreams. »
~ Du~World. 1, 37
Truthsayer. Les sorcières du Bene Gesserit étant présente dans la totalité du Cycle, le terme de Truthsayer, comme celui de Fish Speaker ou Handler bénéficiera également d’une traduction unique, également pour les productions ultérieures. Le terme dans la version anglaise est une construction sémantique qui joue certainement sur la modification d’un terme existant afin de l’adapter pour une fonction imaginaire: soothsayer qui peut être rendue avec le terme de ‘diseuse de bonne aventure’ ne correspondrait pas avec la fonction des ces Révérendes Mères qualifiées pour entrer en transe et distinguer la vérité du mensonge. Frank Herbert forge donc un terme qui s’inspire du côté magique et inspiré en substituant le préfixe avec le mot truth – quelque part en fait il ‘réactualise’ le terme de soothsayer dans la mesure où en ancien anglais, sooth signifie true or truth: les Truthsayers du futur ne sont-ils que les Soothsayers du passé ? Simple et efficace, le terme est suffisamment transparent pour à peine nécessiter une explication formelle, et si elle est toutefois donnée, le lecteur aurait pu amplement s’en passer: la connotation associée à la substitution fonctionne d’elle même, et le choix de traduire par Diseuse de Vérité relève de la même logique et se révèle être un bon choix en permettant de rapprocher la fonction et le status de magicien/confident/initié avec un terme positif – en opposition avec ‘bonne aventure’ en français – qui permet une sublimation du charlatanisme suggéré de la voyante pour la sacralisation en tant que fonction de confidence jusqu’en haut lieu auprès de l’Empereur. Quelque part, on ne peut s’empêcher de penser si une critique n’est pas glissée par Frank Herbert ici: entre think tank et conseillers divers, toute administration regorge de ces électrons dont les performance oscillent entre lobbyisme et courtisanerie.
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Ces quelques exemples montrent, à mon sens, plusieurs choses sur l’étendue, la profondeur et la richesse du Dunivers dans sa conception et dans sa rédaction, et ils illustrent à leur façon l’intelligence sémantique qui fut déployée par les traducteurs pour rendre au mieux cette complexité.
Selon vous, auriez-vous traduit ces termes différemment ? avez-vous identifié d’autres termes remarquables de ce type dans le roman ?
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He indicated a chairdog against the wall to his right, snapped his fingers. The semi-sentient artifact glided to a position behind McKie. « Please be seated. »
McKie, his caution realerted by Bolin’s reference to « uninhibited conversation, » sank into the chairdog, patting it until it assumed the contours he wanted.
~ The Tactful Saboteur, 1964
— Burzmali attendit de l’avoir largement dépassé avant de satisfaire la curiosité de Lucille.
— Un Futar, expliqua-t-il. C’est le nom qu’ils se donnent. Il n’y a pas longtemps qu’on en voit sur Gammu.
— Une expérience des Tleilaxu, conjectura Lucille en se disant : Ou plus précisément, un essai malheureux qui nous est revenu de la Dispersion. Tout haut, elle ajouta : Que font-ils ici ?
— Une mission commerciale, c’est ce que les gens disent, fit Burzmali.
— N’en croyez rien. Ce sont des fauves croisés avec des humains.
~ les Hérétiques de Dune, 1985
un fil de discussion est aussi ouvert sur le Forum de DAR.
vos remarques et commentaires y sont les bienvenus
>> https://forum.dune-sf.fr/index.php?topic=3043.0
Très bon article, qui montre que la traduction est un véritable travail littéraire (bien loin d’un google trad qui manque d’imagination). Comme tu le dis au début de ton exposé, les phrases sont plus courtes en anglais qu’en français. C’est là tout le travail du traducteur : faire que la traduction soit un chef d’oeuvre, en respectant la rythmique de la langue de destination (la construction grammaticale française est complètement différente de la construction anglaise, se contenter de suivre le texte anglais peut rendre le texte lourd, difficile à lire et au final c’est l’oeuvre qui en pâtit).
Détails amusant, ou intriguant, sur le terme TRUTHSAYER/SOOTHSAYER.
voir sur le Forum
>> https://forum.dune-sf.fr/index.php?topic=3043.msg65406#msg65406
Brillant article
Bien apprécié votre article, je donne une très grande importance aux traducteurs et j’y attache une grande importance, c’est un art à part entière qui naît de l’amour et respect que le traducteur porte à l’oeuvre et à son auteur.
Quel bonheur que Baudelaire ait apprécié à sa juste valeur l’oeuvre d’Edgard Poe
De plus j’ai décelé dans les suites rédigées par les successeurs de F.H. une grande différence de style et qui plus est, n’avait plus le même rythme ni l’idée première, et m’en a un peu détournée. Jugée suite commerciale, désolée