Pour de nombreux lecteurs et critiques, Frank Herbert était un auteur de SF pour lequel l’évolution (notamment de l’espèce humaine) était un sujet récurrent [1]. Le Cycle de Dune, de par son étalement sur un temps extrêmement long (plusieurs millénaires, pour ceux qui n’auraient pas suivi, entre l’action du 1er tome et la fin du 6e tome).
Il est donc tentant de comparer le traitement de cette évolution tout au long du Cycle avec la référence scientifique en la matière, j’ai nommé Charles Darwin [2].
Le principal clin d’œil d’Herbert à Darwin est le personnage de Darwi Odrade, Mère Supérieure du Bene Gesserit dans les Hérétiques de Dune et la Maison des Mères. Et oui ! On retrouve le célèbre patronyme dans ce personnage central de la fin du Cycle. En effet, Odrade sera à l’origine de la plus grande mutation que connaît le Bene Gesserit dans le Cycle, à savoir sa fusion avec les Honorées Matriarches, évoluant ainsi afin de pouvoir survivre (ou pas, tout dépendait de la suite prévue par Herbert qui ne verra pas le jour) à la menace qui poursuit les Honorées Matriarches (plus qu’une évolution, on peut même parler de révolution).
Plus encore que ce simple emprunt, Herbert, par la voix d’Odrade, fait passer de nombreux messages :
De graves erreurs de gouvernement sont causées par la peur d’accomplir des changements internes radicaux alors même que le besoin en a été clairement perçu. [3]
Ou encore, puisque Odrade est présentée comme l’auteure du Manifeste des Atreides:
Par votre croyance dans les singularités, dans les absolus granulaires, vous niez le mouvement, y compris celui de l’évolution ! En laissant persister dans votre perception du monde l’image d’un univers granulaire, vous vous rendez aveugle au mouvement. Lorsque les choses changent, votre univers absolu disparaît, n’étant plus accessible à vos perceptions auto-limitées. L’univers vous a finalement laissé derrière lui. [4]
A partir de ce rappel, on se rend compte que s’il y a évolution pour certaines espèces dans le Dunivers (les vers des sables notamment), on peut se demander ce qu’il en est pour l’Humanité. Et de se rendre compte que nous rencontrons toujours le même pivot dans le Cycle, l’Empereur-Dieu de Dune.
En effet, dans les deux premiers tomes du Cycle, l’Humanité telle que nous la présente Frank Herbert est celle que nous connaissons aujourd’hui. Certes, certaines franges ont dû s’adapter à leur écosystème (les Fremen, les Sardaukars), mais il s’agit plus d’adaptation du mode de vie que d’une véritable évolution. Ont-ils changé/muté? La réponse est non. Le principal trait physique des Fremen, les yeux de l’Ibad, n’est au final qu’un effet secondaire de l’absorption d’épice. Toute personne présente depuis longtemps sur Arrakis va connaître cette transformation. Idem pour les Sardaukars : les conditions de vie qu’ils endurent sur Salusa Secundus les rendent plus forts, plus endurants mais n’en font ni des sur-hommes, ni une nouvelle branche de l’espèce humaine. De la même façon, les autres factions du Cycle (Mentat, Docteurs Suks, Bene Gesserit ou Guilde Spatiale) ont été créées par des hommes/femmes. Ainsi, on devient Mentat, Suk, Bene Gesserit ou Navigateur après un entraînement et/ou l’absorption de produits stimulants (parce que le dopage, c’est mal!). Avec un facteur « aggravant » pour les Navigateurs, leur stérilité. Quant aux Tleilaxu, rois de la manipulations génétiques, on sait assez peu de choses sur eux, mais rien n’indique qu’ils ne soient pas humains ou qu’ils aient évolués autrement du reste de l’Humanité.
Nous en arrivons donc à l’Empereur-Dieu de Dune. Et à la pression artificielle que fait peser Leto II sur l’Humanité pour l’obliger à se transformer, pour suivre le Sentier d’Or, seul chemin possible pour la survie de l’Humanité. Là encore, il ne s’agit pas d’une évolution ou d’une sélection naturelle imposée par l’environnement mais bien d’une pression sociale, d’un véritable programme génétique, fait de manipulations. Programme qui aboutira à Sonia, invisible (tout comme sa descendance) pour les prescients. C’est la seule évolution génétique à grande échelle du Cycle.
Leto annonce d’ailleurs clairement la couleur dans ce dialogue avec Moneo; c’est son rôle que d’exercer cette pression sur l’Humanité:
— Je vous ai entendu parler d’une évolution de transformation, Mon Seigneur. C’est le nom qui figure dans votre registre généalogique. Mais les imprévus…
— Moneo ! La règle change avec chaque imprévu.
— Mon Seigneur, n’avez-vous pas en tête l’amélioration du cheptel humain ?
Leto baissa vivement les yeux vers lui en songeant : Si je prononce le mot clé maintenant, va-t-il comprendre ? Il y a des chances.
— Je suis un prédateur, Moneo.
— Préd… Moneo s’interrompit en secouant la tête. Il connaissait, du moins il le pensait, la signification de ce terme, dont l’emploi le choquait. L’Empereur-Dieu voulait-il plaisanter ? Prédateur, Mon Seigneur ? acheva-t-il.
— Le prédateur améliore la race.
— Comment serait-ce possible, Mon Seigneur ? Vous ne nous haïssez point.
— Tu me déçois, Moneo. Crois-tu que le prédateur haïsse sa proie ?
— Le prédateur tue, Mon Seigneur.
— Je tue, mais je ne hais pas. La proie calme la faim. La proie est bonne.
Dès les enfants de Dune, Herbert précise quelle est selon lui la véritable théorie de l’évolution qui peut s’appliquer à l’espèce humaine (annonçant déjà le rôle de Leto II).
La sélection naturelle a été décrite comme un tri sélectif par l’environnement de ceux qui auront une progéniture. En ce qui concerne les humains, cependant, ce point de vue apparaît comme très limitatif. La reproduction par le sexe tend à l’innovation et à l’expérimentation. Cela soulève bien des questions, entre autres celle, très ancienne, de savoir si l’environnement est un agent sélectif qui intervient après les variations, ou bien s’il joue un rôle présélectif en déterminant les variations qu’il crible. Dune ne répondit pas vraiment à ces questions. Elle en posa simplement d’autres auxquelles Leto et les Sœurs pourraient tenter de répondre durant les cinq cents prochaines générations[6].
On sent bien que l’Homme, capable d’adapter son environnement à ses propres contraintes et à sa volonté (cf. la terraformation d’Arrakis) a besoin de nouvelles formes de pressions pour évoluer, tout en gardant son âme. C’est aussi cela la force de Leto II (et dans une moindre mesure le but du programme du Bene Gesserit) : améliorer l’espèce humaine en la forçant à trouver les ressources nécessaires en elle-même. La Paix de Leto consiste, il faut le rappeler, à limiter (en la raréfiant, d’où la terraformation accélérée d’Arrakis) l’usage de l’Epice, dont l’Humanité de Dune était dépendante et réduire les déplacements spatiaux (et donc la recherche de voies de sortie extérieures pour la race humaine). C’est cette pression sur son Empire qui force l’Humanité à chercher la solution en elle-même.
En camouflant les êtres humains (ou une partie d’entre eux) à la prescience, Leto II souhaite faire de l’Humanité une race en perpétuelle évolution, capable de s’adapter encore et toujours à toute situation qui pourrait la menacer, à ne pas prévoir le futur mais à le vivre et à s’y adapter. Cette menace ne venant pas de l’environnement, on pourrait donc s’interroger sur ce qu’a à craindre l’Humanité. Et si ce n’était autre qu’elle même, ou plus précisément, ses créations ? La Dispersion est une première menace, on le voit dans la lutte qui oppose les revenants (comme les Honorées Matriarches ou les nouveaux danseurs-visage) à l’ancien Imperium (Bene Gesserit et Bene Tleilax entre autres). Cette Dispersion qui fuit elle aussi une autre menace. Nombreux sont les lecteurs qui ont vu dans cette menace les machines pensantes, combattues dans le passé par l’Humanité, au cours du Jihad Butlerien.
Dès lors les mots qu’écrivaient en 1863 Samuel Butler, un contemporain de Charles Darwin, semblent boucler la boucle. La prochaine étape de la sélection naturelle concernant l’Homme sera son adaptation aux forces technologiques qu’il aura lui-même produites:
Qu’arriverait-il si la technologie continuait à progresser plus rapidement que l’évolution des règnes végétal et animal ? Nous remplacerait-elle aux commandes de la Terre ? Comme le règne végétal s’est lentement construit à partir des minéraux, et que le règne animal s’est, lui, construit à partir du règne végétal, un nouveau règne a brusquement surgi ces dernières années, règne que nous voyons dans sa période préhistorique… À chaque jour qui passe, nous lui donnons de plus en plus de pouvoir et de moyens d’auto-contrôle, ce qui sera éventuellement l’équivalent de notre intellect.[7]
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[1]http://forum.dune-sf.fr/index.php?topic=3057.0 [2]http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Darwin [3]In Les hérétiques de Dune [4]Première version du Manifeste des Atréides, Archives du Bene Gesserit in les Hérétiques de Dune [5]Attention à ne pas confondre "darwinisme social" et évolution des groupes sociaux (à partir d'un parallèle avec les théories de darwin sur l'évolution des espèces et la sélection naturelle). Le "darwinisme social" est une doctrine politique : http://fr.wikipedia.org/wiki/Darwinisme_social [6]La catastrophe de Dune d'après Harq al-Ada dans les Enfants de Dune [7]http://fr.wikipedia.org/wiki/Jihad_Butlérien
Plusieurs fils de discussion sur le forum pour poursuivre cette discussion sur l’évolution de l’Humanité dans Dune:
Le Sentier d’Or
L’Humain augmenté dans Dune (suite à la conférence réalisée lors du festival « Les Intergalactiques 2013 »
Les Héros de Dune sont-ils humains?
(on voit qu’il y a de quoi faire/débattre).
Le rapprochement Darwi/Darwin ne m’avait pas le moindre du monde effleuré. Mais la mise en relation de son discours avec des éléments de la doctrine de Darwin peuvent en effet permettre de conjecturer un tel rapprochement.
Dans la chronologie du roman, Darwi agit à une époque où en effet l’environnement a changé par rapport au temps du Tyran et d’avant, mais et aussi en mutation du fait de nouvelles pressions: si les no-globes les machines et les ersatz de mélange ont déjà modifié l’organisation du monde humain, les menaces ou prédations que peuvent représenter les Honorées Matriarches, les Belluaires, ou Ceux aux Multiples Visages. La pression concurrentielle va permettre de définir quels sont les traits qui procure un avantage absolu ou relatif et ainsi définir les nouvelles formes et règles qui évolue dans l’environnement.
Darwi et Murbella poussent pour la confrontation/fusion, Duncan et Sheeana pour l’échappatoire.
La survie requiert une adaptation adéquate. Mais rien ne dit qu’il n’existe qu’un type d’adaptation pour survivre.
je pense qu’il y a aussi une grille de lecture complémentaire et transversale à la fois avec le paradigme de Frank Herbert tel que décrit dans les articles recueillis dans « the Maker of Dune »
>> Maker of Dune
>> Listening to the Left Hand
>> We’re losing the Smog War
>> the Sky is going to Fall
L’EDDD est en effet le plus éloquent dans l’énoncé de la nature ou philosophie darwinienne du texte de Frank Herbert avec ces discours/monologues de Leto II, et ce Sentier d’Or qui vise à préparer un environnement propice à la lutte pour la survie et à l’évolution. Et si les livres 5 & 6 permettent quelque part de scénariser des techniques d’évolutions dans environnement plus adéquat. Les Livres 1-2-3 sont à creuser davantage comme terreau aux livres 4-5-6 dans ces thèmes: si les concepts d’écologie et de pouvoir sont davantage prépondérantes, des indices s’y logent aussi. 🙂
la suite sur ce blog :
>> https://blog.dune-sf.fr/darwin_02/