« Ce qui apporte la lumière doit supporter la brûlure »

Jodo'sDune

Dimanche soir, une partie du Dunivers français avait rendez-vous au Forum des images à Paris pour la projection du documentaire de Frank Pavich (dont on a déjà parlé ici et sur le forum). Il s’agissait de la 2ème projection du documentaire au Forum (après celle de mercredi soir).
Rendez-vous était donc donné dans la salle 300. Et autant dire qu’elle affichait complet. Du monde (une longue file d’attente), des VIP (notamment Amanda Lear qui devait jouer Irulan, sous la pression de Dali apprend-on dans le documentaire). Et avant que ne démarre la projection, la visite surprise d’Alejandro Jodorowsky lui-même. La même question revient sans cesse dans les interviewes sur son ressenti par rapport à cet échec, ce projet qu’il n’a pu mener à son terme. Et la réponse, toujours la même, sous une forme ou sous une autre : « rater, c’est changer de chemin« . Vraiment, il ne regrette rien? « Après tout, il y a plein d’idées, d’images qui ne sont pas dans Dune« . Au cours de ce projet, il a rencontré Moebius. De là, naîtra leur coopération en BD, traduction de ce qu’ils avaient en tête pour Dune : l’Incal, puis la série des Technopères.

Puis, voilà que débute le documentaire; sans commentaires. Pavich n’intervient pas, ne discute pas, ne commente pas. Il rapporte l’histoire folle de ce projet fou. Pour se faire, il va suivre la trame du « Dune’s book« , ce prodigieux storyboard, créé par Jodo et Moebius. Un livre énorme qui reprend scène par scène (voire plan par plan) le film tel que Jodo l’a rêvé. Car ce Dune qu’il nous promettait, c’était un rêve, une vision, une hallucination.

Pavich est donc parti à la rencontre des acteurs de ce projet. Et dès le départ, le ton est donné. Ce projet est avant tout une histoire de rencontres. Celle, d’abord, de 2 hommes : Michel Seydoux et Alejandro Jodorowsky. Au milieu des années 70, Jodorowsky est auréolé du succès de 2 de ces films : El Topo et La Montagne Sacrée, tous deux très remarqués par Seydoux qui les a distribués en France. Désireux de travailler avec Jodorowsky, il lui propose donc de produire un film. Lequel? Celui que Jodo veut, il a carte blanche. C’est alors que Jodo lance l’idée de Dune, alors qu’il n’a même pas encore lu le livre à l’époque!! Il en a juste entendu parlé comme le plus grand livre de SF de l’époque (et bien plus encore…).
L’histoire de leur collaboration aurait dû s’arrêter avec le projet Dune (les 2 hommes ne se sont pas revus depuis cette époque) mais grâce à Frank Pavich, Jodo et Seydoux vont se retrouver et c’est ainsi que Seydoux de vient le producteur du nouveau film de Jodo « La Danse de la réalité« .

L’autre rencontre cruciale sera – bien évidemment – celle entre Jodo et Moebius. Celle-ci est du fait de Jodo qui, ayant lu et apprécié Blueberry, voit en Moebius le crayon qui couchera ses idées sur le dessin. Pour lui, les dessins de Blueberry traduisent les codes et les images qu’il a lui même en tête pour Dune. Après 2 ans sur ce projet, Moebius et Jodo continueront leur collaboration. C’est le projet Dune qui sera à l’origine de l’Incal (qui en reprend de nombreux éléments aussi bien scénaristiques que graphiques).

S’en suit les différentes rencontres de Jodo pour constituer son équipe : celle, par hasard, de David Carradine qui devait jouer le rôle de Leto Atreides. Celle de Dali (tout aussi étrange, un soir, au bar d’un hôtel new-yorkais), la rencontre avec Pink Floyd (qui a failli mal finir). Et celles – non moins surprenantes – avec les 2 personnes qui vont se succéder à la gestion des effets spéciaux : tout d’abord Douglas Trumbull, tout auréolé du succès du 2001,.. de Kubrick dont il était responsable des effets spéciaux. Le trouvant trop « indépendant », Jodo va le remplacer par Dan O’Bannon, dont la filmographie à l’époque est bien moindre mais qui vivra une expérience unique et psychédélique lors de leur toute première entretien. Il y a également les rencontres avec Giger et Foss, les 2 graphistes, tout aussi détonantes. Ou celle, toujours au « hasard », dans un restaurant parisien, entre Jodo et Orson Welles qui devait jouer le Baron.

Ces rencontres, toutes plus folles les unes que les autres (bien qu’assez peu crédibles lorsqu’on les entend, Jodo nous a assuré avant la projection que tout était véridique!), sont la preuve de la volonté de Jodo de former une équipe de « guerriers« . Guerriers mystiques, mus par un même objectif : aller au bout d’une aventure humaine. Bien plus qu’un simple tournage, une véritable profession de foi. C’est ainsi que Jodo voit son film, ce Dune, son Dune, est un objet sacré. Cet objet sacré, il le sent, sera le fruit d’une véritable bataille. C’est pourquoi il lui faut des guerriers. Et tout au long du film, on verra que ces guerriers seront attachés à leur gourou et à leur mission. Rien ne sera de trop pour ce film : on a déjà parlé du salaire mirobolant proposé à Dali (100.000$ la minute utile pour jouer le rôle de l’Empereur); mais il y a aussi les sacrifices que Jodo demande au garçon qui doit jouer Paul : son propre fils, Brontis. Astreint pendant toute la durée du projet, 7j/7, à un entraînement aux arts martiaux et à toutes sortes d’épreuves/enseignements. Quand Jodo parle de faire de son Paul un être prodigieux, il veut que cela transparaisse dans son fils alors âgé de seulement 12 ans. Pour Jodo, il s’agit seulement de « lui ouvrir l’esprit« …

Car le but du film est clair : en tant qu’objet sacré, il doit montrer la création/vie de Paul le Prophète, être mystique, magique. Pour Jodo, « le but de la vie est de se construire une âme » et là, il veut donner un but à tous les spectateurs qui iront voir le film. Pour appréhender cette réalité, il faut entrer dans un autre univers. Le film sera donc une espèce de drogue, de LSD afin que le public puisse avoir les effets de la drogue mais sans les hallucinations! Il doit pouvoir appréhender cette réalité. D’ailleurs, il n’est pas anodin pour Pavich de nous montrer, dès le début du film le Dune’s book encadré par 2 autres créations de Jodo : le Tarot des chats et le Dieu Intérieur.

Le documentaire s’arrête alors sur ce Dune’s book et sur plusieurs scènes marquantes du film pour nous montrer plus en détail la vision de Jodo. Il y a d’abord le long plan séquence au lancement du film que voulait Jodo pour bien faire ressentir la place de l’homme dans l’univers mais aussi ramener l’univers en son centre, l’homme. On nous parle également de la naissance de Paul, fils d’un Leto castré (et oui!) et de Jessica du Bene Gesserit (qui parvient donc à enfanter Paul à partir du sang de Leto –> on retrouve une telle scène dans l’Incal pour ceux qui l’ont lu) comme un acte « sacré » d’amour. On nous présente ensuite la scène de torture de Leto par le Baron (qui sert de support à la présentation des Atreides et Harkonnen : Carradine et Pink Floyd pour les Atréides, Welles, Jagger et Magma pour les Harkonnen). Enfin la scène finale, qui d’un certain côté anticipe la fin de l’Empereur Dieu de Dune, non encore écrit à l’époque! Cette scène présentait la mort physique de Paul et la « résurrection » de sa conscience dans chacun d’entre nous (telles les perles de conscience de Leto II qui se retrouvent dans tous les vers des sables). Tous les personnages présents dans la scène (Jessica, Chani, Stilgar et même Mohiam) reprenant : « je suis Paul, Muad’Dib, le Kwisatz Haderach! ».

Cette scène finale est également le moyen de nous parler de la fin de ce projet. Du refus des producteurs américains de soutenir le film lorsque Seydoux les contacte pour boucler le budget (il reste encore 5M$ à trouver). A chaque fois les mêmes raisons : tout est parfait sauf Jodo, qui fait peur (trop « visionnaire »? ingérable? et la durée du film semble également en cause). On sent bien que cette histoire (l’abandon du projet pour raison financière) est restée en travers de la gorge de Jodo, qui ne cache pas sa colère lors d’un court entretien. Cette fin est également le moyen de montrer l’héritage et la marque laissée par ce projet Dune. Pavich nous retrace les principales œuvres du ciné SF clairement inspirées par le projet ou par les « guerriers de Jodo » : Alien (et ses suites) puis Blade Runner sur lesquels ils travailleront presque tous. Flash Gordon et Star Wars dont plusieurs éléments sont largement inspirés du contenu du Dune’s Book. Mais aussi Total Recall, Métal Hurlant, Tron, Abyss, Superman, jusqu’au 5e élément ou encore A.I de Spielberg. Tous ces films sont issus/inspirés du projet Dune (ou de ses participants).

 

As if…. : et s’il était sorti, qu’en aurait-on vraiment penser ?

Après tout ce que je viens de dire, on pourrait croire que ce film aurait été le chef d’œuvre annoncé. Et pourtant, je reste sceptique. S’il était sorti, ce film n’aurait-il pas été un « danger » pour le Cycle ? Aurait-il laissé une trace plus forte que le Lynch ? Ce n’est pas si sûr. Évidemment, il est aisé de ne juger ce projet qu’à l’aune d’un storyboard (aussi détaillé soit-il), sans avoir vu le produit fini, mais plusieurs éléments peuvent cependant nous guider.

Tout d’abord, l’histoire en elle-même. Avec les éléments disséminés plus haut (Leto castré, la naissance de Paul, la scène finale, etc…), on peut en effet se poser la question du respect de l’œuvre. Et ce ne sont pas les déclarations de Jodo qui vont rassurer les puristes. En effet, pour lui, il ne faut pas que le film soit le reflet du livre. A chacun sa vision (je rappelle qu’il ne l’avait pas lu lorsqu’il le proposa à Seydoux). Il y a également des éléments plus cinématographiques. Par exemple, virer Trumbull (le meilleur de son époque) et le remplacer par O’Bannon (1 seul film à son actif avant le projet) n’était-il pas un pari très risqué (surtout quand on voit la problématique du Lynch sur le sujet). Les costumes dessinés par Moebius auraient-ils supporté l’épreuve du temps ? Quand on voit le résultat dans Flash Gordon, on ne peut qu’être circonspect sur la question.

Mais, comme soulevé pendant le documentaire, le principal problème aurait en effet très bien pu être Jodorowsky lui-même. Car au milieu des années 70, ce n’est pas le Jodo de l’Incal ou des Métabarons, mais bien celui d’El Topo et de la Montagne Sacrée qui se présente devant les majors US. On est bien loin de la SF, de ses codes (même s’ils sont encore embryonnaires dans le cinéma de l’époque). En voulant en faire une expérience hallucinogène, il n’est pas très étonnant que Jodo ait effrayé les studios. On peut bien évidemment trouver ces idées géniales (pour ma part les idées de Jodo sur ce Dune semblent excellentes telles qu’elles nous sont présentées) mais j’avoue que la mise en œuvre de ces idées, la façon de porter le message auraient pu être très déroutantes, voire contre-productives. Enfin, last but not least, la durée du film… Comme pour le Lynch, on était parti pour un film marathon (14h si on en croit certaines sources). Quand on voit la réaction de Jodo à la sortie du Lynch (il est content que le Dune de 1984 n’ait pas marché mais en impute la faute à Laurentiis et sa hache, et non à Lynch, dont il apprécie le travail), on se dit qu’il aurait eu bien du mal à couper. Il prétend d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il n’aurait rien changé à son script. Un film étant la vision du réalisateur, on ne peut la couper. Et encore ne parle-t-on pas du budget : une première estimation à 15M$, dont 2M déjà dépensés en pré-production, avec les différents éléments évoqués ci-dessus, on risquait fort un gros dérapage, et donc une annulation avant-terme. D’ailleurs, les relations entre Seydoux et Jodo auraient-elles survécus à une production de cette ampleur (Jodo n’a jamais été à la tête d’un projet de cette envergure, ni avant ni après)?

Ce Dune est donc resté un projet. Il n’en est pas moins important aussi bien pour le Dunivers (à ce titre, il reste bien l’objet sacré que voulait en faire Jodo) que pour le cinéma (et la SF), vu l’héritage et la marque qu’il a laissé.
Pour clore son documentaire, Pavich donne une dernière fois la parole à Jodo qui, pas rancunier mais non sans un regard malicieux, nous fait cadeau de son script et propose qu’on l’adapte en film d’animation, ce qui permettrait d’éviter le problème « Jodorowsky ». L’avantage de cette solution est également de ne plus avoir le problème de la durée. Et oui, une série d’animation peut-être découpée plus facilement qu’un film.

Décidément, quel génie ce Jodorowsky!

Prochaines dates de projection de Jodorowsky’s Dune :

  • à Rome du 15 au 20 juin 2013
  • à Milan du 12 au 19 juin 2013
  • à Bruxelles, à la Cinémathèque royale de Belgique du 21 juin au 27 juin 2013

Si vous le pouvez, je vous invite bien sûr à aller le voir.

Le projet de Jodo discuté sur le forum, c’est ici.

A propos Leto

Ancien administrateur de DAR, Leto est présent dans le Dunivers français depuis plus de 10 ans.
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4 réponses à « Ce qui apporte la lumière doit supporter la brûlure »

  1. Nicolas dit :

    Merci pour le lien vers mon blog

    Après avoir vu le film de Pavich à Cannes, je suis tombé sur un autre film consacré à Jodorowsky : La Galaxie Jodorowsky, de Louis Mouchet (c’est un film de 94 qui se trouve assez facilement sur Internet). Le film de Pavich (que j’ai beaucoup aimé lorsque je l’ai vu) est descendu d’un cran dans mon estime parce que l’histoire est déjà presque entièrement racontée par Mouchet (et celui-ci donne la parole à Moebius, contrairement Pavich. Une impasse difficilement compréhensible). En attendant que Jodorowsky’s Dune soit plus largement diffusé, le film de Mouchet vaut le coup d’oeil selon moi…

    Et pour rebondir sur ta conclusion, il y aurait un autre moyen de voir le film aboutir sur nos écrans : un nouveau réalisateur pourrait s’y atteler, en changeant un peu le nom du projet. Nicolas Winding Refn (qui intervient dans le docu et qui a visiblement été impressionné par le storyboard original) vient justement de déclarer à France Info qu’il planchait sur une adaptation de L’Incal 😉

  2. Leto dit :

    C’est vrai que lorsqu’on voit les réactions de Refn dans le documentaire de Pavich, on ne peut qu’être marqué par son enthousiasme. Il faut souligner que Refn est l’un des rares à avoir parcouru le Dune’s Book avec Jodo. C’est qu’il entretient une relation particulière avec Jodorowsky. Jodo le considère comme son fils spirituel (cf. cette interview).
    En ce qui concerne Moebius, Pavich a précisé qu’il n’avait pas eu l’opportunité de le rencontrer. En effet, Moebius était déjà très malade lorsque Pavich a commencé son documentaire.
    Je n’en ai pas parlé dans mon billet, mais il manque quelqu’un d’autre dans le film de Pavich : Frank Herbert lui-même. Je ne parle pas que d’interview (quoiqu’il doit bien exister dans les archives des questions sur le sujet) mais même Pavich n’en parle pas. C’est étrange quand on se remémore la présence constante d’Herbert sur le Lynch. Frank Herbert a-t-il été approché par Jodo et Seydoux? A-t-il refusé de participer? Autant de questions qui pour l’instant sont sans réponses…

  3. Leto dit :

    J’ai la réponse à ma question concernant la non-présence de Frank Herbert sur le projet Jodo. Dans le supplément Métal Hurlant #107, consacré à Dune, Jodo est on ne peut plus explicite : « Herbert me gênait. J’ai tout fait pour l’éloigner du projet.
    Il avait sa vision de Dune, qui – dès lors, n’appartenait plus à Herbert.

  4. Zeuhl dit :

    Herbert évoque le projet de Jodo dans ses interviews de 1976 (Scintillation & Univers 1980). Il n’a pas du tout été associé au projet et il l’a vertement critiqué. Gérard Klein rapporte aussi l’entrevue glaciale qui eu lieu entre les deux au cours du Festival de Metz.

    Pavich, pour ce qu’on m’en a dit, n’a rien déniché d’inédit. Il s’est contenté de suivre les hableries de Jodo publiées par Métal Hurlant en 1985.

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