Les sœurs du Bene Gesserit sont des horticultrices, ou des éleveuses. À la manière des jardiniers ou des agriculteurs, elles sélectionnent les individus portant des traits qui leur semblent utiles ou remarquables selon leur critères et les font se reproduire. Le programme génétique qui vise à la création du Kwisatz Haderach se fonde sur des techniques éprouvées depuis des milliers d’années sur les plantes et animaux, mais que rarement sur les humains. Ce que la nature par la sélection naturelle peut prendre en générations durant à produire, les humains le renforcent artificiellement en systématisant et radicalisant le processus de sélection. Ainsi, une grande quantité de plantes de jardin, de cultures agricoles, de bétails de tout genre ou d’animaux de compagnies de tout poils sont des produits de cette technique: des dahlias qui fleurissent plus longtemps et qui sont plus colorées, des tomates qui mûrissent plus vite et qui deviennent plus grosses, des vaches qui produisent plus de lait, des chevaux qui courent plus vite, des chiens de compagnie pour tous les goûts…
« As-tu jamais tamisé du sable ? »
La question était tangente et mordante : son esprit gagna un niveau supérieur d’appréhension. Tamiser le sable. Il acquiesça.
« Nous, Bene Gesserit, tamisons les gens pour découvrir les humains », dit la vieille femme.Du~World. 1, 107-109
Le Bene Gesserit tamise les humains tel du sable, selon la formule employée par la Révérende mère Gaius Helen Mohiam, pour les distinguer des animaux et pour renforcer la lignée de ceux qui leurs semblent bons en procédant à des croisements, selon un programme génétique de reproduction détaillé. Cela ne se distingue guère de l’eugénisme tel que pensé dans les année 1880 après les publications des théories de Darwin et Spencer. L’eugénisme, n’est que l’ensemble des recherches (biologiques, génétiques) et des pratiques (morales, sociales) qui ont pour but de déterminer les conditions les plus favorables à la procréation de sujets sains et, par là même, d’améliorer la race humaine [1] , soit l’application aux humains de techniques jusqu’alors réservées aux plantes et aux animaux. Le néologisme est formé par le savant anglais Sir Francis Galton (1822-1911) qui fut aussi le fondateur de cette science, en combinant les éléments tirés du grec eu (bon) et genos (naissance).
Dans la droite lignée de Darwin, mais sur un plan plus pratique, les premières inspirations eugéniques se développèrent en Europe. Mais là où la sélection naturelle permet à la nature de combler les espaces concurrentiels en optimisant les ressources et leur emploi par des différentiations en spécialisation, l’évolution eugénique revêt un caractère téléologique jusqu’alors inexistant. L’idée sous-jacente de l’eugénisme entend que, si le but téléologique de la nature est de produire le meilleur élément, alors, en aidant les meilleurs à se reproduire, le mouvement de l’ordre naturel n’en est que renforcé, accéléré, fortifié, et comme ce mouvement est inspiré de la nature, il ne peut être que bon et sain. La confusion, les errements et le dérapage interviennent encore plus tragiquement lorsque, pour aider les prétendus plus forts, on se met en tête d’éliminer les prétendus plus faibles, plus déviants, plus décadents. Si les années 1920-30 fut l’apogée de la pensée eugénique, le bilan de l’Allemagne Nazi (et d’autres nations ou expériences dont il est bien moins fait la publicité) et le développement moderne du génie génétique ont fait cette discipline et ses techniques l’objet de grands questionnements éthiques.
L’idée générale n’étant pas de retracer l’historique de la pensée eugénique plutôt que de souligner le caractère eugénique des programme génétique que Frank Herbert introduit dans son roman. Dans l’histoire de la Science Fiction, cela ne représente ni une première, ni un cas unique: les problématiques qu’une telle pensée peut poser dans ses pratiques est un bon terreau pour les dystopies et utopies [2], mais on peut noter que le terme n’apparait pas – plus par escient que par omission, cela peut se discuter. Il peut être invoqué le fait que l’appréhension des techniques de contrôle des naissances par les esprits se soit différenciée de l’eugénisme qui, par connotation, c’est confondu avec celui d’euthanasie, voire en est devenu un synonyme ou un euphémisme, ce qui est un vue biaisée des choses. En considérant le programme de contrôle des naissances décrit dans Ringworld par Larry Niven [3], un programme eugénique est en place qui aboutit à des conséquences hypothétiques (sinon quelque peu farfelu) mais qui illustrent bien la logique inhérente: seuls aux chanceux sont donnés la possibilité de se reproduire, renforçant par cela – comme souligné par le Marionnettiste et selon la logique darwinienne – le trait de la chance dans la population puisqu’il est le critère retenu par la technique de sélection. L’intérêt de souligner le fait que Frank Herbert introduit ce concept n’est pas de tenter un procès de sorcière contre l’auteur en tentant de soulever une quelconque sympathie de de ce dernier pour des goûts éthiques douteux, mais pour mieux aborder l’esprit des deux programmes eugéniques en usage et leur relation à la question darwinienne.
De manière générale, le fondement de l’eugénisme, sa logique première, vole en éclat lorsque l’on rend compte de l’absence de toute téléologie dans la nature. Les principes de thermodynamique, avec lesquels la sélection naturelle compose, montrent que l’état des choses tend vers l’entropie; ceci étant, les individus de la nature n’ont comme soucis que leur propre survie, et la nature ne vise pas via l’évolution à produire le meilleur individu, mais la sélection naturelle est le mécanisme par lequel les individus les plus adaptés à leur situation environnante subsistent; ce qui se faisant, avec l’aide de la variabilité, produit l’évolution. La sélection naturelle n’a pas d’intentionnalité.
L’absence de téléologie est l’un des points sur lequel Samuel Butler tient à insister lorsqu’il critique Charles Darwin (même si dans l’œuvre l’Origine des Espèces cette absence n’est pas totale, juste réduite [4]). C’est cette opposition contre l’aspect mécanique et inorganique de l’évolution qui va probablement pousser Frank Herbert à nommer le Jihad anti-machine avec ce patronyme [5] et comme sur cet auteur il y aurait encore plus à dire, un autre article sera consacré.
Whereas Darwin forced a choice between teleology and evolution, Butler argued that embracing evolution did not require the sacrifice of the teleological view of nature in the name of science. Instead, Butler insisted that the choice was really between two types of evolution, one teleological and the other not. Here, unlike most popularizers, Butler was actually intervening in the scientific debates over the nature of evolution, by criticizing Darwinian theory and countering it with a theory of his own.
Samuel Butler, Victorian Against the Grain: A Critical Overview by James G. Paradis – p120
Dans la nature, les individus luttent face à l’entropie jusque dans les derniers bastions: partout où une quelque chance ou place subsiste pour que l’un d’eux ou une forme de vie plus primitive puisse boucler son cycle de vie et de se reproduire alors il occupe cette place: au fond des océans, sous les glaces antarctiques, dans les recoins des déserts… La nature vise-t’elle à être meilleure ? non, la nature ne prétend qu’à sa propre survie.
« Sur toute planète favorable à l’homme, disait Kynes, il existe une sorte de beauté interne faite de mouvement et d’équilibre. Cette beauté produit un effet dynamique stabilisateur qui est essentiel à l’existence. Sa fonction est simple : maintenir et produire des schémas coordonnés de plus en plus diversifiés. C’est la vie qui augmente la capacité de tout système clos à entretenir la vie. La vie dans sa totalité est au service de la vie. Au fur et à mesure qu’elle se diversifie, les aliments nécessaires deviennent plus disponibles. Tout le paysage s’éveille, les relations s’établissent, s’interpénètrent. »
Du~App. 1, 6
La poursuite d’un idéal conceptuel souvent représenté par l’homme supérieur, le nouvel homme, le Zek, le bon Aryen, et ici le Kwisatz Haderach. Bien que le Bene Gesserit tienne un programme de reproduction génétique solide, leur but est illusoire: le Kwisatz Haderach sans cesse leur échappe (Paul, Leto II, Duncan). Et sans le nommer expressément, Frank Herbert introduit bien l’eugénisme dans son roman. Alors quelle critique de l’eugénisme fait-il ? Car s’il fait échoir le programme du Bene Gesserit, celui de Leto II semble fonctionner. La nature, l’environnement, l’entropie, l’évolution. Frank Herbert s’inspire aux sources des théories évolutionniste pour dynamiser son univers de Dune, en le bâtissant au dos de son propre paradigme.
Ainsi, le roman regorge de passages s’inspirant de la pensée évolutionniste ou d’aphorismes y faisant explicitement référence, et le personnage de Leto II va jusqu’à personnifier les théories de Darwin. Si l’Empereur-Dieu de Dune illustre le mieux cette inspiration darwiniste, les traces peuvent se collectionner tout au long du cycle [6]. La composante darwinienne qui supporte la philosophie du texte est en étroite interaction avec les autres thèmes de prédilections de Frank Herbert comme l’écologie comme compréhension des conséquences et le pouvoir comme facteur de corruption [7].
« […] nul ne peut obtenir nourriture-sécurité-liberté par le seul instinct… […] »
Du~World. 1, 28
Cessez de faire l’idiot. La Guilde est comme un village au bord d’un fleuve. Elle a besoin de l’eau mais ne peut en prendre qu’un minimum. Impossible de construire un barrage car cela attirerait l’attention sur ce petit prélèvement. Cela pourrait même amener la destruction. Ce fleuve, c’est l’épice, et j’ai construit un barrage sur ce fleuve. Je l’ai construit de telle façon que vous ne pouvez le détruire sans éliminer le fleuve. »
Du~Pr. 11, 156
Dans le cadre de son univers, Frank Herbert définit une situation dans laquelle seule la stagnation est l’issue, ce qu’illustre le choix de Paul de partir dans le désert. À l’opposé, il propose une solution avec le Sentier d’Or. En imposant que l’épice continue de circuler dans l’Empire, la Guilde Spatiale construit un système dans lequel l’épice ne peut être utilisé comme levier de pouvoir, comme instrument de despotisme hydraulique, et assure par là que nul ne soit en danger d’être à court. Les conditions de l’impasse sont réunies, en créant une situation de statu quo permanent, c’est la stagnation qui prospère. C’est avec le coup de Arrakis que les dynamiques se remettent en place. Leto II tarit la source d’épice en devant cette source même plus que la planète Dune et reprend à son compte le programme génétique du Bene Gesserit: son but est à la fois simple et d’envergure: recréer un environnement propice à la sélection et à l’évolution. Tout en préparant le cheptel humain aux luttes futures, il le tient la bride au cou, inactif, impuissant et sans besoin pour enfin les libérer violemment en les privant de l’abondance de l’épice et de leur sécurité.
« Je suis ici pour donner un but à l’évolution et, par là même, à nos existences », dit Leto.
Child. 53, 95
En rendant les humains complétement libres, mais dépourvu de moyens de subsistance et de toute protection, il brise le modèle pré-existant pour déclencher de nouvelles réactions, de nouvelles situations; et alors l’humanité va pourvoir lutter pour sa survie et devoir chercher de nouvelles voies. Ceux qui reviennent de la Dispersion ne sont pas nécessairement meilleurs, mais définitivement transformés, et les les structures anciennes qui sont restées en arrière doivent faire face: peut-on perdurer sans changer ? peut-on changer sans échapper ?
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cet article fait suite à celui sur ce blog rédigé par Leto
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