Pourquoi Denis Villeneuve n’a pas été nommé aux Oscars 2021 pour le prix du meilleur réalisateur ?

Ou, de l’importance de l’antagonisme dans un récit.

Son adaptation de DUNE le célèbre roman de Frank Herbert à pourtant été nommée pour une dizaine de prix dont ceux du meilleur film, de la meilleure photographie, des meilleurs effets visuels et même du meilleur scénario adapté. Voilà qui ressemble bigrement à un plébiscite. Pourtant, les professionnels qui ont choisi ce film sur de nombreux aspects ont déterminé que la réalisation de Denis n’était pas à la hauteur pour mériter un prix. Pourquoi ?

Une fois n’est pas coutume, l’émission d’aujourd’hui parle d’un sujet d’actualité, mais qui est aussi significatif en termes de narration. Nous allons parler de l’importance de l’antagonisme dans un récit. Comment Denis Villeneuve réussit brillamment son film, tout en faisant une des plus grosses erreurs de storytelling que l’on puisse faire ?


note de la rédaction: cet article est la transcription de la vidéo produite et publiée par le Rakinou il Barone (aka Elijaah Lebaron) dans le cadre de ses « conseils d’architecture à l’usage des écrivains » ce qui en expliquera le ton très personnel et le prisme de lecture particulier. Vous trouverez le lien vers la vidéo au bas de l’article.

DUNE de Frank Herbert est pour moi, bien plus que le premier roman d’une saga majeure de la Science Fiction, c’est une véritable bible. Ce livre a changé ma vision du monde. Je fais un pèlerinage en Arrakis chaque année, en relisant au moins un des romans de la saga originale, dont le premier opus plus de trente fois. Je suis l’un des plus grands admirateurs francophones de Frank Herbert et depuis des années l’un des administrateurs d’une communauté internet qui lui est consacré. Dans ces conditions, vous pouvez imaginer que j’attendais l’adaptation de Denis Villeneuve avec autant d’impatience, que d’appréhension.

Dune SF – la communauté qui réunit tous les Rakinous, Talifans ou pas

Vous allez me dire que ce côté Talifan, fait de moi l’un de ces admirateurs de la matière originale qui ne peut qu’être déçu par une adaptation de son livre saint. Peut-être, mais je suis également un personnage profondément multimédia, qui sait que le papier des livres et la pellicule du cinéma sont des supports très différents pour présenter une histoire. Je suis conscient que ces deux supports ne répondent pas aux mêmes règles et s’appuient sur des points forts différents. La plus respectueuse des adaptations ne pourra jamais vraiment ressembler au roman. Mais ce n’est pas la seule difficulté de ce projet car DUNE, est un roman réputé comme inadaptable au cinéma.

En écrivant ce livre Frank Herbert à bousculé des règles de narration qui adoptent en général un seul point de vue par chapitre. On se concentre sur un personnage, ce qu’il voit, ce qu’il pense, ce qu’il ressent. Même si l’auteur écrit avec un point de vue omniscient, il dévie rarement de cette règle basique pour ne pas déstabiliser son lecteur. Mais dans DUNE, Frank Herbert adopte un point de vue très proche des personnages et saute de la tête d’un individu à l’autre, dévoilant les pensées de chacun. Pour adapter ça au cinéma, il faudrait abuser des dialogues intérieurs, comme c’est le cas dans le film de 1984. J’en reparle dans 2 minutes.

L’autre difficulté c’est la complexité de l’histoire et l’univers défini par Frank Herbert. Le nombre d’informations à faire passer au spectateur est important et il est difficile de bien comprendre les tenants et aboutissants de l’histoire sans celles-ci. Là encore si vous avez vu le film de 1984, vous devez vous rappeler de ces longs monologues censés vous apprendre tout cela avant le générique. On peut dire que ce genre de discours statique, est fort peu cinématographique, à notre époque où le public de la SF recherche des effets spéciaux spectaculaires.

Le dernier problème de l’adaptation, c’est le fait qu’une bonne partie des personnages doivent être par définition impassibles face aux événements. Pour certains c’est une question d’image publique ou de survie et pour d’autres c’est une habileté qu’ils ont durement acquise pour exercer leur profession. C’est la raison qui a obligé Frank Herbert à plonger les lecteurs de son roman dans les pensées et dialogues intérieurs de ses personnages. Aucune émotion apparente, c’est un véritable cauchemar pour un cinéaste dont la majorité de la narration passe par l’image. Tout particulièrement Denis Villeneuve, qui est unanimement connu pour son obsession picturale.

Ils sont nombreux à s’être cassé les dents sur l’adaptation du roman. Même si le principal frein à ces projets a longtemps été constitué par les nombreux effets visuels nécessaires à la retranscription de l’univers de Frank Herbert. Comment s’en est sorti Denis Villeneuve ? Plutôt bien en vérité, car il a esquivé avec brio presque toutes les chausses trappes de cette adaptation.

Denis a fait un bon nombre de choix intelligents, qui expliquent que l’académie a décidé de le nommer pour le prix de la meilleure adaptation. Il a par exemple décidé de faire l’impasse sur les explications, tout en gardant à l’image les nombreux détails appartenant à la richesse du matériau d’origine. Les spectateurs de son film peuvent ainsi pénétrer dans l’histoire sans être gênés par un foisonnement d’informations en tout genre. Renvoyant ainsi les plus curieux vers la lecture du roman, qui pourra leur expliquer ce qu’il on pu observer au cinéma. c’est une démarche, à laquelle je souscris à 100%.

Il a décidé aussi de faire l’impasse sur les monologues intérieurs. C’est une décision intéressante, mais elle a quelques effets de bord malheureux. Comme par exemple de transformer Jessica, la plus badass des Bene Gesserit, en pleurnicheuse. Tout cela pour montrer, à l’image, qu’elle tient à la vie de ses proches. C’est ennuyeux pour le fan que je suis, mais ça ne discrédite en rien le travail de Denis Villeneuve.

Avant de vous expliquer, ce qui disqualifie Denis Villeneuve au prix de la meilleure réalisation, je vais une dernière fois revenir sur le roman original. Ce qui fait de DUNE une œuvre toujours aussi actuelle, (Ce qui n’est pas une mince affaire pour de la Science Fiction) c’est sa dimension Shakespearienne. Quand on lit le roman, celle-ci vous saute au visage. Dès le second chapitre la présentation du personnage du Baron vous expliquant ses plans et les plans dans les plans parlant de sa vendetta contre la famille Atréides pourrait être un extrait de la pièce de théâtre ou Richard III explique à haute voix ses méfaits au public. On voit même, le lever et la chute du rideau qui encadre cette scène. L’univers médiéval, les luttes politiques et religieuses, les enjeux antagonistes croisés, l’attitude chevaleresque des nobles, tout correspond aux situations décrites par le célèbre dramaturge élisabéthain. L’art de Frank Herbert basé sur la nature humaine, plus que sur la technologie dépasse largement, dans ce cadre, la simple littérature de genre.

Chez Shakespeare, les conflits ne sont pas uniquement manichéens, ce qui est également le cas pour DUNE. Si vous réfléchissez bien au rôle des Atréides, qui doivent leur nom à la mythologique famille d’Atrée. Ils sont prêts à mettre l’univers à feu et à sang, le précipiter dans une guerre sainte, pour poursuivre une vengeance personnelle. Ce n’est pas forcément eux, les gentils de l’histoire. D’ailleurs Frank Herbert vous met en garde sur le fait que l’histoire, avec un grand H, est habituellement écrite par les vainqueurs. Pourtant dans les livres et dans les films, les Atréides sont considérés comme positifs. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils font face à un très fort antagonisme.

Le monde dans lequel ils vivent est extrêmement dangereux. Un contexte où sévit les assassins et empoisonneurs en tout genre. L’empereur, loin de condamner les luttes entre maisons nobles, les encourage. La liste de ceux qui veulent la peau des Atréides est longue, elle commence par les Harkonnens, l’Empereur, les sardaukars, les fremens, les vers des sables, la planète Arrakis et j’en passe… Le combat des Atréides est noble, parce qu’ils luttent pour leur survie. Enfin ça, c’est dans le livre parce-que je vais, maintenant, évoquer l’erreur fatale de Denis Villeneuve : La quasi absence de l’antagonisme dans son film.

Oui, vous avez bien entendu, Denis Villeneuve a fait une des plus grossière boulettes que l’on puisse faire en terme de réalisation : Déséquilibrer le rapport de force entre protagonistes et antagonistes. Pourtant son amour de l’image bien faite devrait lui avoir inculqué cette règle basique : On ne peut pas obtenir une belle image sans travailler ses contrastes. Les hautes lumières ne sont mises en valeur qu’accompagnées avec des noirs intenses. De même, on ne peut souligner l’héroïsme sans déployer une opposition égale, si ce n’est supérieure en force. Dans DUNE vous découvrez un baron à l’esthétisme pas très flatteur face à un Timothée Chalamet au top de son charisme. Là où le personnage de Paul phagocyte tous les plans et toutes les attentions du réalisateur, son opposant est presque devenu un figurant de l’histoire. Un bien piètre faire valoir, pour souligner la grandeur du combat des Atréides.

C’est une erreur que j’ai déjà vue à Hollywood et tout particulièrement dans les films produits par la Warner. Les héros écrasent par leur omniprésence le temps à l’écran des antagonistes. La dernière fois que j’ai remarqué cette décision de réalisation aussi stupide que contreproductive, c’était pour le film “Justice League” de Joss Whedon. La première fois que j’ai visionné ce spectacle, je me suis dis que c’était un mauvais film, jusqu’au moment où j’ai eu la chance de voir la fameuse “Snyder-cut”. Celle-ci reprenait la matière filmée au départ du projet pour la remonter d’une façon différente. L’histoire veut que Zack Snyder ait commencé ce projet, avant de laisser son confrère Joss Whedon le reprendre, suite à des ennuis personnels. Warner recherchant pour son nouveau service de streaming un contenu intéressant à diffuser a donné à Zack Snyder la possibilité de reprendre son projet de départ. Si vous avez l’occasion de pouvoir comparer les deux versions de ce film, vous pouvez vous attendre à une véritable leçon de cinéma. Vous pouvez toucher du doigt les différences de vision entre ces deux talentueux réalisateurs. Je ne vous ferai pas une longue critique comparative de ces deux films. Je me contenterais de vous dire que la version de Zack Snyder est bien supérieure et que c’est principalement dû au fait que l’antagoniste, Steppenwolf, est bien plus visible, dangereux et challengeant pour l’équipe de super-héros qui doit l’affronter. En rendant à l’antagoniste son poids dans la balance de l’histoire, les enjeux sont bien plus élevés, et la narration bien plus efficace.

Mais comment, je peux dire que Denis Villeneuve a fait cette “erreur de poids”. Tout d’abord en se concentrant sur un seul antagoniste sur la longue liste des ennemis des Atréides : Le Baron. Exit donc l’Empereur qui veut la mort de Leto, Feyd Rautha qui veut personnellement tuer Paul, Piter de Vries l’assassin mentat désaxé qui veut disposer à sa guise de lady Jessica, Rabban pour qui un bon Atréides et un Atréides mort, ect…

Dans le film, l’Empereur est cité de très loin dans une scène absente du livre, quoique très esthétique. Feyd Rautha, l’héritier choisi par le Baron contrairement à Rabban, est absent du film. Piter de Vries est un figurant avec une seule ligne de texte. Rabban n’existe que pour hurler sa haine, de l’Empereur. Le vers des sable reste inactif lorsqu’il rencontre Paul et Arrakis est fort peu mise en valeur dans sa dimension désertique et infernale alors qu’elle est pourtant le creuset dans lequel Paul va forger sa vengeance. De cet antagonisme multiple, il ne reste que le Baron Vladimir Harkonnen. Avec Stellan Skarsgård comme interprète, on ne peut qu’attendre le meilleur et… On reste bigrement sur sa faim.

Vladimir Harkonnen n’est visible que dans trois ou quatres scènes extrêmement fugaces, qu’il partage deux fois avec Rabban qui est loin d’être le plus intellectuel des faire valoir. Pour le coup, ce Richard III de l’espace ressemble plus à un second couteau, qu’à un stratège capable de voir les plans dans les plans et comment il va en profiter pour instaurer son hégémonie sur la planète des sables. Stellan Skarsgård est à deux doigts d’être la baudruche volante du film de 1984, mais en réalité, son rôle est encore moins reluisant. Car si le baron de 1984 semblait avoir la vue basse, il était clairement établi combien une rencontre avec lui pouvait se révéler mortelle. Chez Villeneuve, mis à part l’image peu ragoutante du personnage et le fait qu’il dîne devant un Leto totalement nu, on ne sait vraiment rien du danger qu’il représente. Il rate même sa sortie de la salle empoisonnée. Il survit, on se sait comment, mais ce n’est pas dû à son intelligence pourtant dans le roman très aiguisée. Bref, le Baron représente un challenge bien faible, pour élever Paul, au rang de “dieu vivant”, à la fin de l’histoire. Pourtant c’est quasiment le seul antagoniste qui reste.

J’aimerais dire que cette contre performance de réalisation est étonnante chez Denis Villeneuve, mais ses réalisations passées démontrent clairement que le pathos est une faiblesse dans son discours. S’il jongle parfaitement avec l’ethos et le logos dans ses réalisations jusqu’à l’excellence, il a beaucoup plus de difficulté à impliquer ses spectateurs émotionnellement. Je vous fais grâce aujourd’hui de l’analyse documentée de ses œuvres préexistantes, parce que je n’ai pas pour vocation ou compétence à faire des critiques de film. Je ne vais pas non plus vous expliquer combien il est important de soigner à la fois le fond et la forme, mais il est visible que, s’il a largement gagné la bataille de la forme, Denis Villeneuve n’est pas aussi performant sur le fond.

Le pathos dans DUNE est camouflé derrière des symboles visuels qui sont hermétiques au grand public. Par exemple, lorsque Paul, pour se cacher du « chercheur tueur”, se camoufle dans une représentation holographique du désert d’Arrakis avec une gerbille à ses pieds. Ou quand Leto fait son dernier acte de bravoure face au taureau qui a tué son père dans des circonstances équivalentes. C’est joli, ça va plaire aux fans de Frank Herbert, dont le processus de cognition est basé sur la mémoire visuelle, mais les kinesthésiques qui ne connaissent pas le roman, ne vont rien percevoir émotionnellement. A 54 ans, Denis peut encore évoluer dans son art. Il est un réalisateur à suivre. Même s’il manque “la perfection”, de peu, on espère tous qu’il corrigera le tir, pour la suite de son histoire.

Même les plus grands professionnels peuvent faire l’erreur de négliger l’antagonisme dans l’histoire. Les patrons de studio, les réalisateurs et les écrivains peuvent se fourvoyer en voulant mettre en avant leur casting ou le charisme de leur héros, au détriment de leur opposants.

Si vous vous souciez d’avoir des héros formidables, vous devez contrebalancer le tout avec un antagoniste à la hauteur. Votre opposant doit être fort, intelligent, dangereux. Plus le challenge sera élevé, plus votre protagoniste en sortira grandi. N’oubliez pas que la plus grande des lumières a besoin d’obscurité pour briller.

Si vous n’avez pas encore vu le Film DUNE, vous devriez vraiment pensez à profiter de ce spectacle, qui devrait vous plaire. Vous passerez sans aucun doute un très bon moment et pourrez également en tirer une excellente leçon, sur ce qu’il ne faut pas faire en termes d’équilibre narratif.

Si vous devenez fans de DUNE, n’hésitez pas à lire le roman de Frank Herbert, et à rejoindre notre communauté pour en discuter.

À bientôt.


A propos Il Barone

Responsable technique de DAR, Il Barone est en train d'écrire Personae une nouvelle médiévale, Fantastique, ou de Science-Fiction (Cela dépend de votre point de vue ;-) ). Et un livre dont le titre provisoire est : Humains & Spécifiques.
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