Dune, du magazine au livre (I) – les 3 mois qui firent la différence…
Voici le premier d’une série de billets que nous consacrerons à la genèse du roman publié par Chilton il y a 50 ans.
❒ trois termes, pour quelle réalité ? sérialiser/feuilletonner/prépublier
Le terme «sérialisation» est un anglicisme qui n’est utilisé qu’en informatique. Son sens originel en anglais (« publier en feuilleton, en série ») n’a pas traversé l’Atlantique, ni même le Channel … C’est dire le peu de cas qu’on fait en France de la question des «prépublications».
L’entrée «pré-publication» du dictionnaire nous apprend qu’il s’agit de la publication dans les colonnes d’un périodique d’une fiction avant sa publication définitive en monographie. Une simple étape dans la chaîne éditoriale qui conduit du manuscrit aux rayons des librairies. Une étape intermédiaire avant la seule «parution» qui vaille : l’édition en volume(s).
Ce que le dictionnaire ne nous apprend pas, c’est la place même de ce document dans le palimpseste des mille-et-une versions que nous pouvons conserver d’une histoire. Le «serial» n’est pas forcément l’antépénultième brouillon qui précède l’épiphanie de la distribution commerciale. La base bibliographique de l’ISFDB regorge de cas qui ne cadrent pas avec ce schéma : des feuilletons récompensés avant la sortie en librairie, des feuilletons qui ne trouvent pas de seconde vie dans le format du livre, des feuilletons qui diffèrent très fortement de leurs avatars livresques…
Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’histoire du livre et de l’édition échappe de beaucoup aux définitions étriquées d’un dictionnaire. Pourtant, en 2007 encore, Alain Pagès se désolait du manque d’attention accordé à « la génétique de l’imprimé »:
➤ Pour une génétique de l’imprimé. L’étape de la prépublication
En vérité, c’est loin d’être une mince affaire. On se souvient qu’Anne Besson avait consacré en 2001 une thèse entière pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la construction des récits sériels, les différences entre «roman long» et cycle, les enjeux de la césure dans les feuilletons etc.
Toutes ces questions peuvent sembler abstraites et rébarbatives de prime abord. Néanmoins, quand on prend la peine de les appliquer au cas très concret (pour nous) de la genèse de Dune, elles peuvent nous aider à comprendre sous un jour nouveau des évolutions et décalages qui nous étaient jusqu’à présent presque imperceptibles.
❒ Lexique & apparat cartographique: des innovations loin d’être «annexes»
L’une des premières choses que vous aurez peut-être noté dans l’infographie qui introduit cet article est l’emplacement du Lexique («Terminology») de l’Imperium. Au lieu de prendre la suite du récit, comme une annexe, le Lexique figure dès les premières pages du livre imprimé en Août 1965.
De la part de Chilton et de son éditeur, Sterling Lanier, le choix de l’avoir ainsi placé ne relève en rien d’une fantaisie ou d’une étourderie. Les 8 réimpressions suivantes (jusqu’en 1974) ont conservé cette particularité sans rien y changer. C’est peut-être un détail en apparence mais il veut dire beaucoup. Avoir le Lexique sous les yeux, non pas en annexe mais en préambule du plein texte qu’on s’apprête à lire, explicite mieux qu’un long discours le dispositif de lecture imaginé par Herbert et son éditeur.
Feu Jacques Goimard, dans un long article publié par la revue Protée (1982), s’était longuement attaché à décrire cette manière d’enferrer le lecteur, d’exciter son imagination et de l’immerger dans l’inconnu tout en se jouant de lui. Montrer juste ce qu’il faut sans jamais tout dévoiler, entrouvrir les portes sans jamais les refermer, susciter des interrogations à chaque explication. Installer par touches impressionnistes un monde en trompe-l’œil saisissant de réalisme. Je ne veux pas trop en dire pour le moment mais nous y reviendrons à l’occasion d’un billet consacré à Jacques Goimard et à son analyse des jeux de miroirs entre le texte et son « péri-texte ».
Quitte à nous répéter, on ne dira jamais assez combien fut décisive l’influence de Sterling E. Lanier sur le livre que nous connaissons aujourd’hui. Comme vous pouvez le constater, le Lexique n’est pas le seul élément inédit de l’ouvrage relié de Chilton.
On y trouve aussi quatre roboratives annexes («Appendixes»), des notes cartographiques et une carte (redoublée par la jaquette). Là encore, on se tromperait grandement en ne voyant dans ces éléments absents de la version Analog que de simples pièces rapportées.
Le travail de la cartographe Dorothy DeFontaine est une contribution de premier ordre à l’économie générale de l’ouvrage. Comme l’expliquait dès 1972 Jean-François Orjollet, dans sa critique de l’usage de la carte chez Tolkien et ses devanciers (E.R. Burroughs, F. Leiber), rien n’est moins innocent qu’une carte. Il est des représentations cartographiques qui ne sont que «distorsions fantastiques» traçant le «rassurant pointillé du trajet» du héros alors que chez Tolkien ou Herbert la carte s’émancipe de l’intrigue et offre au lecteur une fenêtre sur «la continuité du monde secondaire». [Là encore, je crois qu’il ne sera pas inutile de revenir en détail sur la figure et le parcours de Dorothy DeFontaine grâce, notamment, à quelques informations — que je crois inédites — glanées dans la presse américaine des 50s].
❒ un texte constamment et profondément remanié
Notre comparaison des textes publiés par Analog & Chilton serait incomplète si elle se limitait au nouveau péritexte ajouté à l’été 1965. Un examen des découpages respectifs des deux versions montre un même nombre de ‘chapitres’-épigraphes (soit 48 au total) mais une articulation et une césure des chapitres (capitation) qui ne correspondent pas.
Les trois «Books» qui surplombent les épigraphes de Chilton («Dune» /«Muad’dib» /«The Prophet») diffèrent des deux nouvelles d’Analog («Dune World»/«The Prophet of Dune») en dépit de l’apparente similitude de leurs titres.
Ces divergences entre livre et magazine se limitent pas au seul découpage : elles touchent au contenu même des épigraphes et du récit. Et n’allez pas croire qu’il s’agit là des habituelles modifications mineures de «copy editing» qu’on observe souvent entre les exemplaires envoyés à la presse (ARC copies) et ceux mis en vente … Non, les modifications sont profondes, loin d’être anecdotiques, touchant parfois à la compréhension même des événements et des motivations des personnages.
Des chapitres furent coupés, ré-assemblés, réécrits de fond en comble.
Je dois dire que l’examen attentif des différences m’a parfois laissé estomaqué par l’ampleur et l’audace des ratures et rajouts de dernière minute. Tout ceci m’a irrésistiblement remis en mémoire la figure d’un autre auteur capable de triturer son texte jusqu’à la veille de la mise en presse: Flaubert. Les universitaires de Caen ont mis en ligne une base de données de ses manuscrits. Elle montre un texte incroyablement torturé qui ressemble comme deux gouttes d’eau aux manuscrits d’Herbert conservés à Fullerton.
Si j’en parle ici, dans un billet centré sur les différences entre 2 versions imprimées, c’est pour souligner la complexité du processus créatif qui a conduit Herbert à transformer le Jesse Linkam de ses premiers brouillons au Paul Atreides de l’Almanak en-Ashraf. Un enfer codicologique dont Analog & Chilton sont les derniers avatars mais non les seuls.
❒ synopses, épigraphes & POV
Livre, magazine, manuscrits au pluriel, sans parler des co-éditions parallèles et des révisions ultérieures … On comprend bien qu’il n’y a pas qu’un seul Dune mais un empilement, un palimpseste de versions différentes. Pour autant, le lecteur doit-il vraiment s’en préoccuper ou n’est-ce là qu’affaire de philologistes perdus dans leurs savants échanges ?
En 2008, une polémique a quelque peu agité le fandom dunien à l’occasion de la sortie du Paul of Dune de Kevin J. Anderson. Ce dernier, dans un passage mettant en scène la princesse Irulan face à l’empereur Paul, suggérait que les trois premiers volumes du Cycle (Dune /Messiah /Children) pouvaient être regardés comme le fruit du travail d’historienne de la princesse, avec tout ce que ceci implique de vision biaisée, de raccourcis et d’erreurs.
Les fans OH, en fidèles gardiens de l’héritage herbertarien, lui avaient immédiatement rétorqué que l’écriture du Cycle montre un style et un recul qu’on ne détecte pas dans les épigraphes attribués à Irulan. Cette dernière est trop cruellement moquée pour qu’on puisse un seul instant imaginer qu’elle aurait pu être l’auteur d’écrits qui fustigent si sévèrement son aveuglement et son impuissance.
Par ailleurs, personne n’a été dupe de la grossière manoeuvre de KJA : en contestant le caractère omniscient et anonyme de la narration pour en faire un discutable recueil historique (unreliable narrator) — à la manière des 42 auteurs de la Dune Encyclopedia — Kevin J. Anderson s’excusait d’avance pour ses divergences par rapport à Frank Herbert. Puisque tout n’est qu’archive, mémoire et reconstitution historienne, le texte de Frank Herbert perd son statut de repère fondamental et incontestable. Il devient une source parmi d’autres, une vision qui n’a plus rien de «canonique». Un auteur inscrit dans un collectif d’auteurs («shared universe»), comme H.P. Lovecraft face au collectif du Cthulhu Mythos ou Tolkien avec son nébuleux Legendarium.
Je n’ai jamais été satisfait par ces catégorisations, à mon sens, trop expéditives et monolitiques. Le POV de Dune varie d’un livre à l’autre du Cycle et parfois d’une scène à l’autre, voire à quelques pages de distance. Tantôt la narration semble omnisciente, neutre et détachée, tantôt elle prend parti et semble exprimer le point de vue d’un des protagonistes ou d’un narrateur sensible à ses idées. La vérité, c’est qu’il n’y a jamais d’assurance absolue d’être dans le vrai. Les commentaires soulignent souvent l’effet de réel et de collage post-moderne que les annexes et les épigraphes imposent au récit… Mais on peut aisément étendre cette analyse au plein texte. Le récit est lui-même ponctué de fragments, de poèmes, de chants et de citations qui brisent la fluidité de la narration. Les dialogues et apartés (stream of consciousness) fragmentent le texte comme autant de morceaux épars rassemblés a posteriori.
Cette impression de kaléidoscope de points de vue (switching POV) rassemblés dans un recueil historique est caractéristique de l’écriture herbertienne. Perdre le lecteur, se rendre opaque et insaisissable, cultiver ambiguïté et jeux de miroir, multiplier intrigues et faux-semblants comme dans un dessin d’Escher … c’est le style Herbert. Il s’est si souvent décrit lui-même en historien qu’on l’oublie. Penser un monde de fiction comme un monde des possibles, un monde aussi réel que celui qui nous entoure, c’est aussi questionner la valeur de la narration. Frank Herbert était journaliste. Une profession à mi-chemin entre le détective, l’historien et le conteur d’histoires. Une profession où la nécessité du style et de son efficacité le dispute au souci de vérité.
C’est ce qu’il faut comprendre des épigraphes et des synopsis qui ponctuent les livraisons d’Analog. Numérotés en chiffres romains (une pratique de John Campbell qu’on retrouve dans d’autres sérialisations), parfois très différents de ce qu’ils seront dans l’édition de Chilton (15, 23, 29, 33), ces micro-textes qui tout à la fois enserrent, maillent et échappent au récit, sont l’illustration éloquente de l’immense activité de trompe-l’œil qui guide la plume d’Herbert. David Langford, dans un de ses papiers venimeux et drolatiques, caractérisait Herbert ainsi : un épigraphe, un aparté paranoïaque, un aphorisme … La caricature méchante se montre parfois d’une redoutable justesse, n’est-ce pas ?
❒ 1963-1965: un double anniversaire qui fait sens
J’entends déjà tous ceux qui pourraient me rétorquer que le texte d’une prépublication n’a qu’une valeur relative, documentaire, génétique qui ne saurait être mise sur le même plan qu’une édition définitive sous forme de volume relié. Je veux bien signer cette assertion, sauf qu’elle élude un point majeur du rapport qu’entretiennent texte(s) & lectorat duniens.
Sur le portail DUNE SF nous avons commencé à célébrer le cinquantenaire de Dune dès Décembre 2013. Ce n’était pas simple caprice de notre part. Beaucoup d’Américains ont pris connaissance de Dune à travers les colonnes d’Analog. C’est pour Dune World qu’Herbert reçut sa première nomination aux Hugos et prononça son fameux discours à Pacificon II le 4 Septembre 1964. C’est cette version que lurent Harlan Ellison, Heinlein, ou Norman Spinrad (dont on conserve encore un précieux et circonstancié témoignage).
Que les prix Hugo & Nebula de 1966 soient venus récompenser le livre de Chilton, et non le travail éditorial de Campbell, c’est affaire entendue mais peut-on pour autant se permettre de faire l’impasse sur la version Analog et la place qu’elle tint dans l’estime critique et la popularité du texte ? Il ne faut jamais perdre de vue que le trajet éditorial de Dune n’a rien eu de la course effrénée d’une météore. Les 4 premiers tirages de Chilton et ceux de l’édition «pirate» d’Ace furent honorables mais sans être spectaculaires. En fait, s’il faut vraiment chercher une date charnière pour le décollage de Dune, il faut plutôt la chercher après Dune Messiah, entre 1969 et 1972. Pas avant [et à cette aune, on appréciera d’autant plus le pari de G. Klein de le faire traduire]. Analog fut donc pendant quelques années un des vecteurs privilégiés de la diffusion du texte herbertien. D’où son importance et l’utilité, 50 ans après, d’en saisir les décalages avec ce qui lui a fait suite. Un texte n’est jamais tout à fait fini, ni dans l’esprit de son concepteur, ni dans les réceptions de ses lecteurs …