I am thinking that the Spice brings six hundred and twenty thousand Solaris the decagram on the open market right now. That is wealth to buy many things
Cet échange entre le Dr. Yueh et Jessica dans le tome 1 du Cycle prouve l’importance économique de l’Épice. Rare (on ne le trouve que sur Arrakis, la planète désert), chère, sans substitut pour son principal usage (transport spatial), l’Épice est souvent (et à juste titre) comparée au pétrole de nos sociétés modernes. Mais pourquoi un tel prix? Producteur d’Épice, est-ce vraiment l’affaire du Siècle?
Voici la définition du Mélange telle que fournie par le Lexique de l’Imperium (dans les Appendices du tome 1):
the « spice of spices, » the crop for which Arrakis is the unique source. The spice, chiefly noted for its geriatric qualities, is mildly addictive when taken in small quantities, severely addictive when imbibed in quantities above two grams daily per seventy kilos of body weight. (See Ibad, Water of Life, and Pre-spice Mass.) Muad’Dib claimed the spice as a key to his prophetic powers. Guild navigators make similar claims. Its price on the Imperial market has ranged as high as 620,000 Solaris the decagram.
[Si j’utilise ici la version originale, ce n’est pas par snoobisme mais tout simplement parce qu’il y a des boulettes dans la version française de Michel Demuth, peu à l’aise avec les mathématiques. En effet, dans le passage cité dans l’introduction de cet article, Yueh dans la VO parle bien de 620.000 solaris par décagramme alors qu’en VF, il a dû y avoir une chute des cours, puisque le décagramme ne vaut plus que 620 solaris. La définition dans le Lexique n’arrange rien à l’affaire puisque les décagrammes de la VO se sont transformés en décigrammes; il y a donc non seulement erreur de traduction mais en plus problèmes de conversion…]
Nous sommes donc en présence d’une ressource naturelle (produite à partir du Cycle du Ver), rare (présente uniquement sur Arrakis, une seule planète parmi les dizaines de milliers de mondes que compte l’Imperium), et sans substitut connu (tout du moins à l’époque) pour les usages qui en sont fait (et notamment sa nécessité pour le voyage spatial).
Comme notre cher pétrole, l’Épice est donc un enjeu géostratégique majeur dans le Dunivers. Et comme le dirait le Duc Leto
Is there anyone here so naive he believes the Harkonnens have quietly packed up and walked away from all this merely because the Emperor ordered it?
Ce sont ces différents éléments (rareté, usage généralisé, impérieux et sans substitut) qui font de l’Épice est un produit aussi cher. Mais pas pour tout le monde. En effet, si l’Imperium est prêt à débourser des sommes folles pour s’en produire, les Fremens, eux, n’ont pas ce problème. On aborde là une question fondamentale en économie, la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange.
Cette question a notamment été abordée par Aristote dans sa Politique et dans son Ethique à Nicomaque. Il y définit la valeur d’usage comme la valeur intrinsèque d’un bien, dépendante de l’utilisation qui sera faite de ce bien par son propriétaire. Alors que la valeur d’échange dépend de l’importance accordée au même bien par deux personnes différentes. La valeur d’échange correspondra ainsi au « prix » du bien. On peut ainsi la considérer comme la différence entre deux valeurs d’usage. Elle dépendra donc de plusieurs facteurs: l’importance accordée à ce bien par les deux parties.
Pour illustrer ce propos, le philosophe et économiste Adam Smith avait mis en exergue dans la Richesse des Nations le fameux paradoxe de l’eau et du diamant. On peut tout à fait le reprendre dans le Dunivers sous le terme du paradoxe de l’eau et de l’Épice.
Il n’y a rien de plus utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. [L’Épice], au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très grande quantité d’autres marchandises.
Évidemment, on oublie volontairement ici l’usage qui est faite de l’Épice par les navigateurs (qui renforcerait encore le trait de la démonstration de Smith).
Comme vu plus haut, la valeur d’échange va dépendre du contexte et dans ce cas, on remarque évidemment que sur Arrakis, la situation va se retourner (notamment parce que l’eau y est bien plus rare que l’Épice, alors qu’elle est toujours indispensable). La chaîne de valeur d’usage n’est plus la même (raréfaction de la ressource utile), ce qui va faire grimper sa valeur d’échange.
D’où l’importance accordée à la récupération de l’eau chez les Fremens et au choc que provoque chez Jessica l’épisode de la fontaine (l’eau n’a absolument pas la même valeur aux yeux de Jessica et aux yeux des habitants de Carthag). Et à l’inverse, la faible valeur d’usage de l’Épice à leurs yeux. Le voyage spatial? Très peu pour eux (après la transhumance Zensunni, on peut les comprendre). Les propriétés gériatriques de l’Épice? Quand on vit sous la loi de l’Amtal (où la vie peut s’arrêter à tout moment, pourquoi dès lors la prolonger), peu d’intérêt. L’Épice n’est d’ailleurs qu’une épice pour eux (sans compter que dans le désert, l’air est saturé d’Épice)…
On l’a vu, plusieurs éléments entrent en compte pour déterminer la valeur d’usage et donc la valeur d’échange de l’Épice (sa rareté et l’absence de substitut pour l’usage qui peut en être fait). Un autre élément intervient pour définir la valeur d’usage d’un bien: la quantité de travail et de capital nécessaire à l’obtention de ce bien. En effet, plus l’obtention d’un bien est difficile, moins on sera enclin à le céder (faisant ainsi augmenter sa valeur d’échange). On peut dès lors essayer de déconstruire le prix de l’Épice.
[on ne va s’attarder ici que sur le prix obtenu par les Maisons Atréides et Harkonnen, c’est-à-dire pour la partie extraction/production de l’Épice. En effet, l’Épice doit sûrement être raffinée et distribuée; éléments qu’on ne connaît pas dans le Cycle].
Le prix de l’Épice peut être donné par l’équation suivante: Prix Épice = Coût de Production de l’Épice + marge du producteur.
Les coûts de production représentent l’ensemble des dépenses réalisés pour obtenir un bien. Y seront inclus les coûts directs de production: main d’oeuvre (salaires et primes diverses – cf. « la prime de guet » pour celui qui détecte le signe du Ver; on peut également envisager une prime de risque pour les agents Atréides) et coûts machines (moissonneuse, ailes portantes, ornithoptères… qui peuvent être perdu, entraînant à la fois un manque à gagner du fait de la non-récolte en plus du coût matériel ainsi que de la perte de main d’oeuvre qualifiée) ainsi que les coûts indirects: l’ensemble de la Maison Atréides (gardes, intendance…). On imagine facilement les coûts assez importants que cela peut représenter.
Cette idée est renforcée par l’estimation que fait Leto du bénéfice annuel de la Maison Harkonnen dans le tome 1:
The Harkonnens took ten billion Solaris out of here every three hundred and thirty Standard days.
On peut cependant s’étonner d’un tel chiffre. En effet, toujours en nous basant sur la comparaison avec le Pétrole, ce chiffre de 10 milliards est plutôt faible. En effet, en 2008, année record en termes de bénéfices, Total a touché 14 milliards d’euros de bénéfices, alors qu’elle n’est que la 5e ou 6e Majors au monde (sans compter les entreprises nationales comme Aramco). A titre de comparaison, la 1ère Major, Exxon Mobil, a réalisé la même année 45 milliards de bénéfices. Quand on sait que la production d’Épice est assurée par un Monopole planétaire, on peut se demander si c’est vraiment une si bonne affaire économique d’extraire l’Epice (mais il faut convenir que ces montants sont là pour paraître importants – et comme déjà dit, on ne connaît pas la fin de la chaîne de valeur – raffinage et extraction, apparemment non gérée par la Maison Atréides et/ou Harkonnen alors que les chiffres pour les Majors pétrolières sont toutes activités confondues).
On a donc un coût de production. Évidemment, le prix ne peut être que supérieur au coût de production (à tout le moins dans un monde capitaliste, afin de pouvoir créer de la richesse). Il faut donc que le producteur s’octroie une marge, qui doit lui permettre ensuite d’investir (dans d’autres activités ou dans l’amélioration de ces moyens de production).
Dans le cadre de l’Épice, la théorie économique nous « encourage » à appliquer deux rentes différentes, chacune matérialisant une composante de l’Épice.
Il s’agit tout d’abord d’appliquer une rente de rareté (également appelé rente de Hotelling). La mise sur le marché d’une ressource finie par un producteur lui permet d’augmenter le prix, car il sacrifie sa propre consommation future pour satisfaire le besoin immédiat de l’acheteur. Dans sa théorie, Hotelling précise que la rente doit au moins être égal au taux d’intérêt (le taux d’intérêt étant le principal facteur qui permet d’arbitrer entre deux valeurs dans le temps). Peut-on considérer l’Épice comme une ressource finie? La définition économique de ce type de ressource est la suivante : une ressource est dite finie si la vitesse de renouvellement du stock disponible est inférieure à la vitesse de consommation de ladite ressource. C’est assez évident pour le pétrole (puisque la découverte de nouveaux gisements ne compense pas complètement et immédiatement – vu le processus long de formation du pétrole – la consommation mondiale). Ne connaissant pas la durée du Cycle du Ver (et donc la durée de production de l’Épice), il est difficile de répondre à cette question, mais une discussion entre Leto et Paul dans le tome 1 laisse à penser que l’Épice est bien considérée comme une ressource limitée (ou en tout cas, la rente de rareté est fortement sous-entendue).
« To a certain degree. But the important thing is to consider all the Houses that depend on CHOAM profits. And think of the enormous proportion of those profits dependent upon a single product — the spice. Imagine what would happen if something should reduce spice production. »
« Whoever had stockpiled melange could make a killing, » Paul said. « Others would be out in the cold. »
Il s’agit ensuite d’intégrer une rente de monopole. Également appelée rente de situation, il s’agit ici pour le producteur de profiter de sa situation d’unique producteur. Il détermine ainsi le prix qu’il demande aux acheteurs. Dans Dune, on peut considérer que les contre-pouvoirs à l’oeuvre au début du Tome 1 (Arrakis est un fief accordé par l’Empereur qui peut dès lors transmettre les droits à une autre maison, le monopole de la Guilde sur les voyages spatiaux peut également engendrer le blocus de la planète) incitent le maintien des prix à un niveau raisonnable. D’autant plus qu’il n’est pas dans l’intérêt économique du producteur de faire disparaître son avantage lié à cette situation. À l’autre extrémité, on retrouve (évidemment) Paul, qui n’hésitera pas à aller jusqu’au bout de la logique de la rente de Monopole avec le fameux principe:
The power to destroy a thing is the absolute control over it. You’ve agreed I have that power. We are not here to discuss or to negotiate or to compromise. You will obey my orders or suffer the immediate consequences!
Une dernière composante intéressante concerne l’organisation de la gestion de la production sur Arrakis. Dans le tome 1, on apprend avec Paul quel est le schéma retenu quant à la forme que prend la présence d’une grande Maison sur Arrakis:
Thufir Hawat, his father’s Master of Assassins, had explained it: their mortal enemies, the Harkonnens, had been on Arrakis eighty years, holding the planet in quasi-fief under a CHOAM Company contract to mine the geriatric spice, melange.
Ce régime ressemble beaucoup à un Contrat de Partage de Production. Un tel CPP est un régime selon lequel les droits d’exploration et d’exploitation sur une zone donnée sont octroyés par l’État (ou toute autre entité dépositaire du pouvoir sur ladite région) à un titulaire qui, en cas de production commerciale, peut se rembourser de ses coûts sur une fraction de la production (cost oil) et se rémunère sur un partie de la fraction restante (profit oil), l’autre partie revenant à l’État (ici au CHOM).
D’ailleurs, il convient ici de revenir sur une erreur souvent commise qui consiste à comparer le CHOM à l’OPEP, ce qui est faux (à plusieurs titres).
Tout d’abord, l’OPEP est une organisation constituée par des États producteurs de pétrole alors que le CHOM est une corporation dont le Mélange n’est qu’une des ressources (même si c’est la principale) mais surtout le CHOM n’intervient pas dans la production de Mélange. On peut considérer qu’elle octroie une concession à une grande Maison mais elle n’assure pas elle-même la production. En parlant de concession, on peut d’ailleurs se dire que les Maisons ressemblent plus à des firmes multinationales (officiant à des échelles planétaires) plus qu’à des Nations (on y reviendra peut-être dans un autre billet).
Enfin, au moment de la sortie de Dune, l’OPEP n’avait aucun pouvoir réel sur le cours du pétrole et sur l’organisation de la production. L’OPEP est née en 1960, du rassemblement de 5 pays (Irak, Iran, Arabie Saoudite, Vénézuela et Koweit). Sa première véritable action (vu les problèmes de relation entre les états du Moyen-Orient qui la composent) aura lieu en 1967 lors de la guerre des 6 jours où l’organisation tentera (avec un succès très mitigé) de mener un embargo contre Israël. Ce n’est qu’avec les vagues de nationalisations des années 1970 que l’OPEP obtiendra son statut d’organisation économique capable d’intervenir. Le CHOM, lui, ressemble plus à une organisation comme l’Organisation Mondiale du Commerce puisque s’y côtoient l’Empereur, les Grandes Maisons, le Bene Gesserit et la Guilde (même si ces deux dernières n’ont pas de droit de vote). Créée en 1947, l’OIC (Organisation Internationale du Commerce qui deviendra plus tard l’OMC, suite aux différentes négociations du GATT) avait pour objectif principal d’instaurer un « code de bonne conduite libérale et multilatérale » que l’on peut rapprocher de la définition telle que donnée dans le Lexique:
acronym for Combine Honnete Ober Advancer Mercantiles – the universal development corporation by the Emperor and the Great Houses with the Guild and Bene Gesserit as silent partners
On l’a vu avec Paul qui peut détruire une chose la contrôle totalement. Cependant, qu’il s’agisse de la Guilde ou des autres Grandes Maisons, tous se coucheront devant l’hégémonie des Atreides (certes bien aidés par le Jihad des Fremens). Il faudra attendre l’arrivée de Leto II et l’accélération du programme de plantation Fremen pour que les acheteurs se mettent en quête d’une solution de substitution (qu’il s’agisse d’une Épice de synthèse ou des machines ixiennes pour permettre le voyage spatial). Là encore, on peut faire un parallèle avec le pétrole: il est temps de trouver de nouvelles solutions dès à présent ou alors nous préparer au sevrage…
Bonjour
C’est un article très intéressant et très documenté. Il y a effectivement tout ce qui peux logiquement fixer un prix de marché à l’exception d’un seul facteur : L’humain.
Prenons pour exemple le marché des pommes ^^). Celles vendues dans des magasins exclusifs vêtus de verre ont des prix sortant de toute logique de marché ou de coût de production. Elles ont même fait d’Apple la première capitalisation boursière pendant quelques mois (devant Exxon). La valorisation de l’épice par les vendeurs est donc un facteur à prendre en compte.
La spéculation est un facteur important sur le marché des matières premières. C’est même un facteur cité dans les romans de Frank Herbert quand les Harkonnen ou Leto II mettent en place leur propre stock fermé au marché. Pour des coûts de production fixes, la spéculation crée tout la vie du marché.
Un autre facteur pouvant être mis en place c’est l’interventionnisme d’état. Dans le cas du pétrole en France c’est la fameuse « taxe flottante » jamais répercutée en faveur des consommateurs même quand le prix du baril de pétrole se réduit de 2 tiers (-66%). Le litre de carburant en France est très loin d’avoir suivi ce mouvement de baisse.
Dans l’œuvre de Frank Herbert, je pense que l’impérium a de très bonnes raisons de maîtriser le volume de carburant alloué à la guilde spatiale (nous aurons l’occasion d’en discuter bientôt). Je pense donc que la taxation du commerce de l’épice doit être un moyen utilisé par l’Empire pour s’assurer à la fois de confortables (et pérennes) revenus tout en s’assurant des moyens « d’incitation » à suivre les direction qui définissent sa politique.
Quelques facteurs qui bousculent à coup sûr tout les calculs savant des économistes ^^)