le Peuple de Dune (01)


La survie du corps dépend plus de celle de l’âme

que celle de l’âme ne dépend de celle du corps.

L’eau et la foi sont leur garants communs.

— Kitab al-Ibar: Premiers préceptes


Le jour où Toryn mit le premier pied sur Arrakis, il comprit que jamais plus il ne reverrait Rossak la froide, ses plaines enneigées et ses mers gelées, et tous les siens qui avaient dû y demeurer; les anciens, les plus faibles. La phrase d’Abnan, naib des Entio, prit tout son sens : car ils se nourriront de l’abondance des mers et du trésor des sables.

Ce fut aussi le jour où il rencontra pour la première fois les Iduali, cousins des Entio, dont les ancêtres avaient été séparés une quinzaine de générations auparavant. Les Iduali avaient alors été déportés avec d’autres Zensunni sur Ishia après avoir résisté aux programmes d’entraînements des Sardaukars sur Salusa Secundus. Ishia, planète austère car très chaude et aride. On n’y survivait pas sans l’aide de l’Empire.

Toryn savait pertinemment que ceux d’Ishia avaient payé leur voyage à la Guilde en partie par la promesse de récolter l’épice destinée aux Navigateurs. Abnan avait tout fait pour que ceux de Rossak profitent aussi de cette offre. Il s’était arrangé pour qu’ils soient débarqués sur Arrakis en même temps que ceux d’Ishia. A présent, les deux peuples se faisaient face, pour la première fois depuis plus de trois millénaires. Sur une planète plus austère encore que tout ce qu’ils avaient tous pu connaître.

Toryn, en tant que nouveau naib non seulement des Entio mais de tous les Rossaki, s’avança le premier vers les Ishiai, groupés de l’autre côté de l’aire de débarquement.

– Toryn! cria derrière lui Hayami la Sayyadina, Toryn! N’y va pas seul! Ce ne sont pas nos frères. Ils ne sont peut-être plus Zensunni.

– Ils pensent peut-être la même chose à notre propos. Et ce sont sûrement avec nous les derniers représentants du Misr. Qu’ils se veulent nos alliés ou nos ennemis, mieux vaut le savoir tout de suite.

D’un pas assuré et la main sur le coeur en signe de paix, Toryn traversa seul l’aire ensablée et balayée par un vent violent et brûlant, et rejoignit le groupe le plus proche parmi la foule des Ishiai. Il eût tôt fait de repérer leur naib. Un homme fort, taillé pour le combat, grand, brun et dont le visage marqué était cerné d’une barbe et d’une chevelure noires et hirsutes. Sa peau était brune, comme tous les natifs d’Ishia. Des conversations s’interrompirent, et les interlocuteurs de l’homme s’effacèrent, sur le qui-vive.

Subakh ul kuhar, dit Toryn.

Subakh un nar, répondit l’homme, je suis Jacur, naib des Iduali, es-tu le naib de nos frères de Rossak?

Il a dit nos frères, Toryn n’en espérait pas autant, de plus c’était un Iduali. Mais il ne se départit pas de sa prudence.

– Oui, Toryn, des Entio. Vous saviez que nous débarquerions le même jour, n’est-ce-pas?

– J’ai appris en effet votre empressement à vouloir quitter Rossak et j’ai entendu parler des sacrifices que cela a représenté pour ton peuple. Nous avons de lointains ancêtres communs, je crois, et nous suivons durement les mêmes voies des pères.

– Khala! fit Toryn en levant la main, je suis heureux de constater que vous êtes restés autant que nous fidèles à la shari-a. Réunissons-nous dès ce soir pour une fête-ishwan. Nous avons beaucoup de choses à nous raconter, et nous devons apprendre ensemble à survivre sur cette planète. Mon peuple est hélas plus accoutumé au froid, et plus encore que pour vous, l’acclimatation risque d’être un souci majeur. Mais nous devons tous privilégier la survie et l’eau comme nos priorités essentielles.

Jacur sourit :

– Peut-être Arrakis recèle-t-elle d’autres ressources.

– La survie ne saurait admettre les « peut-être ».

Une agitation à peine perceptible était montée parmi la foule des exilés : les deux naibs se retournèrent et virent arriver un homme de taille moyenne, aux cheveux roux lui tombant sur les épaules et flottant au vent telle la bannière du colonel qui l’accompagnait: Un sardaukar. La stupeur envahit les Zensunni à la vue du bataillon de soldats impériaux qui les escortait. Toute pensée de liberté fut mise en berne en cet instant, alors que l’homme roux s’approchait de Toryn.

– Je me nomme Edric, agent de la guilde, chargé de la récolte d’épice sur Arrakis. Je vais vous amener aux habitations que nous avons prévues pour vous accueillir, et demain avec l’aide des hommes de l’Imperium, vous commencerez à vous former à la récolte de…

– Nous avons été affranchis sur Rossak et Ishia, intervint Toryn, nous refusons d’être traîtés comme des esclaves, fut-ce par l’Imperium ou la Guilde ! Laissez-nous le temps de nous installer, nous serons d’autant plus opérationnels ensuite.

– Vous avez une dette envers la Guilde, votre voyage vers Arrakis a été négocié en échange d’épice que vous devrez nous livrer tous les mois, et c’est ce que vous ferez sans discuter si vous souhaitez rester en vie.

– Il est vrai qu’il s’agit d’un échange. Nous sommes hommes de parole et vous aurez votre épice, mais nous sommes à présent un peuple libre, hormis cet engagement. Libre d’habiter ailleurs que là où vous le choisissez, et libres de vivre selon nos coutumes. Et vous aurez vos livraisons mensuelles.

Edric eut un sourire.

– Habiter ailleurs? Ma foi, allez-y et bonne chance. Vous serez vite de retour à l’abri de la ville. Suivez moi.

Ils se dirigèrent vers les faubourgs d’Arrakeen ou se trouvaient les tentes destinées aux Zensunni. Nous quittons l’enfer blanc pour rejoindre l’enfer doré, pensa Toryn, quand cela cessera-t-il ?

Cette planète semblait plus rude encore que Rossak, et il n’était pas exclu que des groupes d’individus puissent donc espérer se cacher là où les citadins n’allaient pas, mais le problème le plus important serait de survivre dans un tel environnement. Avant de se mettre en marche, son regard croisa celui de Jacur, ils se sourirent et comprirent aussitôt la solidarité que leur imposait la situation, et la complicité qu’ils ressentirent à cet instant précis fut bien celle entre deux peuples du Misr.

Rien de tel qu’un ennemi commun pour unir deux peuples, pensa Toryn, c’est ce qu’Abnan aurait pensé. De concert, les deux naibs invitèrent leur peuple à suivre leur employeur.

Le Spatioport était situé à une demi douzaine de kilomètres de la cité d’Arrakeen, la voie qui menait à la ville ressemblait plus à un sentier de bête qu’à une route. On devinait de ci de là les restes de l’infrastructure qui avait jadis permis d’acheminer le fret vers la ville, mais le sable avait opéré son œuvre destructrice et seules quelques plaques de plastabéton subsistaient. Le soleil passa au zénith lorsque les exilés arrivèrent aux premières habitations. La chaleur était torride, et chaque expiration asséchait encore un peu plus les gorges, et les langues se collaient aux palais. La troupe s’engagea dans les ruelles d’Arrakeen, et alors qu’elle traversait les faubourgs modestes, des dizaines de personnes se tenaient sur le pas de leur porte, toutes plus maigres les unes que les autres. Certains évoquaient des squelettes vivants tant ils semblaient mal nourris. La seule absence de marque qui pullule habituellement dans ce genre de quartier c’est la vermine: même les rats ne survivaient pas au climat de cette planète. Après quelque heures de marche supplémentaire, il ressortirent de la ville et le paysage laissa apparaître un vaste espace de sable où avait été implantées des tentes de piètre allure. Des miradors encerclaient la zone, et au sud une haute falaise rocheuse empêchait l’exploration poussée.

Les retrouvailles prenaient décidément un goût amer en ces lieux.


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